Arun Kolatkar Jejuri
Traduit de l’anglais (Inde) par Roselyne Sibille
Édition bilingue
« Jejuri, cette collection de poèmes d’Arun Kolatkar, vive, clairvoyante, et profondément ressentie, est largement reconnue en Inde comme un classique moderne. C’est l’un des grands trésors de la littérature indienne contemporaine. » — Salman Rushdie
« J’ai retrouvé avec un plaisir la grande singularité de Kolatkar, ce que j’appellerai son « angle d’attaque » de la réalité indienne : ce coup d’œil à vif qui n’appartient qu’à lui. » — André Velter
« Le livre est très réussi. Simple et pur. La traduction semble couler de source » — Zéno Bianu
Des poèmes incroyablement simples mais envoûtants, Jejuri est l’un des grands livres de l’Inde moderne. Jejuri est un site de pèlerinage dans l’État du Maharashtra. Le poème Jejuri est le récit d’une visite de la ville – un lieu aussi grossièrement commercial que sacré, aussi moderne qu’ancien. Évoquant les rues bondées de la ville, les nombreux sanctuaires et l’histoire mythique des sages et des dieux, le poème de Kolatkar offre une riche description de l’Inde tout en accomplissant un acte de profonde dévotion.
Car l’essence du poème est une quête spirituelle, l’effort de trouver une trace divine dans un monde dégénéré. Libre, comique, triste, chantant, Jejuri est le travail d’un écrivain à la voix unique et visionnaire.
- ISBN 979-10-96596-10-2
- Dimensions du livre 15.2 x 19.8 cm
- Nombre de pages 128 pages
- Prix 16.00 €
- Date de parution 20/10/20
Ils en parlent
Quand Jejuri a été publié, en 1976, j’avais quatorze ans. J’en ai entendu parler l’année suivante seulement lorsque le Times of India annonça que ce livre avait remporté le Commonwealth Poetry Price, et consacra un article à Arun Kolatkar. Plus tard, si je me souviens bien, le Times présenta, un dimanche, un article sur le poète, le livre et la ville actuelle de Jejuri, un lieu de pèlerinage dans l’état du Maharashtra. C’est sûrement à ce moment-là que, grâce à une photo, la moustache tombante et les cheveux longs de Kolatkar me sont devenus familiers. Il semble extraordinaire que ce journal qui, depuis les années quatre-vingt-dix jusqu’à très récemment, n’a jamais fait cas de la littérature, ait pu consacrer autant d’encre à un poète. Mais, à Bombay, il était communément admis de se montrer amical et aimable envers la poésie indienne en anglais, que l’on considérait comme un loisir récréatif.
J’ai rencontré Kolatkar pour la première fois au début des années 2000 quand j’étais à Bombay pour le lancement d’un roman. J’avais prolongé mon séjour pour partir à sa recherche. J’avais l’espoir de lui demander de donner Jejuri à la maison d’édition internationale qui me publiait à l’époque (pour laquelle je commençais à éditer une collection qui rassemblerait les classiques indiens modernes, à la fois en traductions et en anglais, leur donnant ainsi une nouvelle existence), ce qui rendrait –à juste titre- Jejuri accessible à un public mondial. A ce moment-là, le livre n’était pas seulement inédit à l’international mais –bien qu’il ait acquis la réputation d’une œuvre-clef de la littérature indienne contemporaine depuis qu’il avait été publié par Pras Prakashan – il était disponible uniquement en tirage limité dans deux librairies de Bombay et, m’a-t-on dit, à Pune. Cette petite publicité avait été faite par Ashok Shahane, un ami de Kolatkar, un homme qui était, comme Kolatkar l’a dit dans une interview avec la poète Eunice de Souza, « très actif dans le mouvement marathi des petites revues ». L’auteur de Jejuri était, aux dires de tous, satisfait et même résolu à ce que les choses se poursuivent ainsi.
Adil Jussawalla, une des personnalités les plus importantes et respectées de la scène poétique de Bombay en anglais, m’avait dit qu’on pouvait trouver Kolatkar au Wayside Inn le jeudi après quinze heures trente. Le Wayside Inn était situé dans un quartier appelé Kala Ghoda, ce qui signifie « cheval noir », ainsi nommé à cause de la statue équestre en pierre noire du roi Edward VII qui, autrefois, s’élevait en son centre, dans l’espace qui a été, depuis longtemps, converti en parking. Façonnée par le passé colonial, transformé par le zèle républicain et nationaliste, Kala Ghota était devenu un « ici et maintenant » cosmopolite, situé à la confluence du centre-ville et des quartiers artistiques et commerciaux. Le Wayside Inn lui-même avait vue sur la Jehangir Art Gallery et le Goethe Institut Max Mueller Bhavan, Elphinstone College, la bibliothèque David Sassoon, le Cinéma Regal et le Musée Prince de Galles étaient à proximité ; Rhythm House, longtemps le plus grand magasin de musique de Bombay, était juste à côté. Les banques et bureaux de Flora Fountain, l’un des plus anciens quartiers d’affaires de la ville, n’étaient pas très loin non plus. Au milieu des employés de bureau, des étudiants et des gens qui allaient aux spectacles en matinée et aux expositions, vivaient de petites familles de sans-abris qui s’étaient installés sur les trottoirs autour de la Jehangir Art Gallery et du Rhythm House, des prostituées qui apparaissaient la nuit et traînaient parfois durant l’après-midi, et des dealers qui, à la fin des années soixante-dix, étaient venus s’installer devant le Musée Prince de Galles. Les amis que Kolatkar retrouvait au Wayside Inn appartenaient aux sphères, se chevauchant par intermittence, de l’art et du commerce : des poètes et des amis du monde de la publicité dans lequel il avait, pendant de nombreuses années, gagné sa vie. Mais c’étaient les voyous, les obscurs salariés à la journée, et les familles ambulantes de Kala Ghoda qu’il regardait depuis ses fenêtres ouvertes et à propos desquels il a écrit pendant vingt ans. La série Kala Ghoda Poems a été publiée par Ashok Shahane peu avant la mort de Kolatkar.
Je connaissais bien ce coin. J’avais passé un an à Elphinstone College en 1978. C’était alors que j’avais acheté Jejuri à la librairie Thacker dans le même quartier. Celle-ci, comme le Wayside Inn, n’existent plus – cette dernière a été remplacée par un restaurant chinois huppé. Mais en 2000, j’y avais trouvé Kolatkar en ce jeudi après-midi. Trois ou quatre rencontres, un autre voyage vers Bombay et des appels téléphoniques longue distance sur l’appareil d’un voisin (il n’en possédait pas lui-même) suivirent ma tentative de lui faire signer le contrat. Je le trouvais à la fois modeste, réservé, espiègle et réfractaire. Son côté chatouilleux, bien connu à propos des contrats, ne venait pas tant, je pense, du sentiment d’être en proie à de la négligence, ou à de la tromperie. C’était plutôt une revendication de fierté nationaliste rare parmi les écrivains indiens émergents, comme venant d’un sentiment de fidélité à une sous-culture désormais disparue qui lui avait donné sa méfiance aussi bien que sa ruse d’écrivain, et des ressources. A un moment donné, je fus interrogé à l’auberge par un groupe d’amis, dont Shahane – une sorte de passage au grill par la « société » -pendant que Kolatkar jouait occasionnellement, à un second degré, mon avocat. Ses questions et faux-fuyants concernant le contrat trahissaient une ingéniosité diabolique : « Cela signifie que le livre ne sera pas publié en Australie. Mais je n’ai rien spécifié à propos de l’Australie ». Seule ma garantie : « J’ai regardé le contrat et, à votre place, je le signerais sans l’ombre d’un doute » le tranquillisa. Finalement, il signa – quelque chose de tellement extraordinaire pour moi, dont je suis plus fier que si j’avais été un agent qui aurait sécurisé une transaction de millions de dollars.
Pourquoi la collection est tombée à l’eau, et pourquoi j’ai quitté cet éditeur, sont des questions que je n’aborderai ici. Mais sur le long terme, la déception amère s’est transformée en bénédiction. C’est la raison pour laquelle existe l’édition que vous tenez en main à présent. Et je dois ajouter que Kolatkar, qui est mort en septembre 2004, était ravi sans réserve pour une fois, à la perspective de son existence.
Kolatkar est né à Kolhapur dans le Maharashtra (l’état indien de l’Est dont Bombay -aujourd’hui Mumbai- est la capitale) en 1932. Kolhapur est célèbre pour ses Kolhapuris-chappals, ou chaussons, qui sont conçus pour être portés en extérieur et qu’on peut trouver en vente dans les rues mais aussi en objets démesurément chers et raffinés dans les magasins de luxe. Avec sa décontraction, son air d’élégance sans distinction de classes, et ses itinéraires à travers des endroits incroyablement variés, le kolhapuri n’est pas sans rapport avec la tenue bohème, artiste, des années cinquante, soixante et soixante-dix qui, effectivement, a fait de lui un signe de son identité. Les membres de ce groupe avaient horreur de l’immobilité ; on pouvait les trouver dans les rues, passant devant les marchands ambulants, les prostituées et les feux rouges aussi bien que dans les galeries d’art, les salles de réunion, les salons et bistrots avec leurs rituels de nourritures et de boissons. C’était un mélange de proximité et de transcendance propre à Bombay. Nissim Ezekiel -le plus âgé, et aussi le principal porte-parole des poètes écrivant en anglais qui ont commencé à apparaître dans les années cinquante- a cherché à le condenser dans ces vers extraits de « In India » :
Toujours, dans l’œil du soleil,
Ici, parmi les mendiants,
Les colporteurs, ceux qui dorment sur les trottoirs,
Les habitants des abris, des bidonvilles
… je conduis mon éléphant de pensée,
Une écharpe de Cézanne autour du cou.
Le trajet, corporel et culturel, évoqué dans les vers d’Ezekiel entre la rue grouillante de Bombay et Cézanne, entre le quotidien réfractaire, transpirant, et l’œuvre d’art –ou plus particulièrement, le monde de l’art- était un parcours réel pour les poètes de Bombay. Ezekiel lui-même, Arvind Krishna Mehrotra, son étudiant en maîtrise d’art à l’université de Bombay, Gieve Patel, Adil Jussawalla –tous ces poètes et critiques empiétant et braconnant sur le territoire des peintres (Patel lui-même devint un peintre important), en particulier la JJ School of Art qui, à l’époque, était en train de former, en F.N. Souza, M.F. Husain et les autres, une première génération post-indépendance de peintres indiens (remarquablement hétérogène en termes de classes sociales, de religions et de contexte régional). Les poètes semblaient s’être rendu compte, instinctivement, de l’importance et de la proximité de ce moment. Par exemple, les essais d’Ezekiel et de Jussawalla sur le peintre de Baroda, Bhupen Khakhar (qui a, plus tard, été étudié par Salman Rushdie), écrits au début des années soixante-dix, sont des interprétations remarquablement averties sur les éléments encore inaperçus du kitsch et de l’homo-érotisme dans l’œuvre de Khakhar. Il est incontestable que cette corrélation entre une culture littéraire en sommeil, semi-visible et une tradition d’art moderne semi-visible trouve son équivalent dans le lien désormais médiatisé entre des univers similaires dans le New-York des années cinquante et soixante ; ainsi en est-il de la richesse de l’interaction. Il est peu probable, cependant, que les poètes indiens, en dépit de leur admiration pour la poésie américaine du vingtième siècle, leur enviable et fascinante façon de se tenir au courant, aient eu alors connaissance de Franck O’Hara ou John Ashbery. Deux expérimentations métropolitaines, comparables mais non directement associées entre des sous-cultures artistiques, semblent avoir pris place sur deux continents en quelques années avec des points de chevauchement mutuels. L’histoire littéraire qui pourrait décrire, de façon sérieuse, l’importance de ce qui est arrivé dans ce contexte à Bombay, est encore à écrire, peut-être parce que l’écrivain en anglais était, en Inde, et ce jusqu’à l’arrivée en fanfare -grâce aux menées de son agent- de Rushdie, une sorte d’élite paria, une « personne manquante », selon les mots de Jussawalla, un personnage marginal au regard de la grande et grave tâche de construction de la nation.
C’est dans cette société hybride que s’est inséré Kolatkar. En 1949, il s’inscrivit à la JJ School of Art. Après quoi s’ensuivirent une période étrange de dérive et des études aussi bien universitaires que spirituelles, période sur laquelle peu de gens semblent avoir des informations claires. En tout état de cause, il n’obtint son diplôme qu’en 1957. Mais, à cette époque-là, il était déjà graphiste dans le monde dynamique et émergent de la publicité à Bombay. Il était, dans le jargon de la publicité, un « visualiseur », et allait devenir un des directeurs artistiques les plus accomplis de Bombay. Tout ceci semble très loin de Jejuri, à la fois du lieu et du livre. Le lieu lui-même était sûrement bien connu d’un certain genre de pèlerins fanatiques et de disciples de Khandoba, la déité locale du Maharashtra (qui commença sa carrière comme dieu populaire, protecteur des bovins et des ovins, et qui fut peu à peu assimilé par la reconnaissance brahmane comme une incarnation de Shiva) mais qui était probablement inconnu de Kolatkar et ses amis. Lecteur interdisciplinaire, mais indiscipliné – « Je lis au-travers des disciplines et pas forcément un livre du début à la fin » a-t-il dit au poète Eunice de Souza, il déclarait, dans la même conversation, qu’il avait découvert Jejuri dans « un livre sur les temples et légendes du Maharashtra… il y avait là un chapitre sur Jejuri. Cela semblait être un endroit intéressant ». Il s’y rendit pour la première fois en 1963, avec son frère Makarand et son ami le romancier marathi Manohar Oak, tous deux, en fait, apparaissant dans le poème en incarnations pince-sans-rire, porteuses de second-degré, qui sont des avatars du narrateur.
Les années soixante, pour Kolatkar, furent une période de réévaluation et de ferment. Après la rupture de son premier mariage, il épousa sa seconde femme, Soonoo (qui lui survivra). La découverte d’endroits comme Jejuri et le trajet qui y menait, dans une période de transition intérieure, et tout ce que de tels voyages représentaient, de rédempteur à terrifiant, est décrit dans des poèmes marathi comme « Le revirement » :
Bombay a fait de moi un mendiant.
Kalyan m’a donné un morceau de jaggery (sucre non raffiné) à suçoter.
Dans un petit village qui avait une cascade
mais pas de nom
ma couverture trouva un acheteur
et je fis un festin d’une simple eau pure.
J’arrivai à Nasik avec
des feuilles de ficus entre les dents.
Là je vendis mon Tukaram (auteur mystique du XVII° s.)
pour acheter du pain et du hachis.
(d’après la traduction de Kolatkar)
Il écrivait des poèmes marathi remarquables sur la difficulté de l’expérience urbaine sur le plan psychologique ; ces poèmes semblaient être l’œuvre d’un marginal qui s’est essayé aux drogues psychotropes tout en s’instruisant sur le surréalisme, William Burroughs, Dashiell Hammett, la mythologie indienne et les poètes mystiques marathis comme Tukaram. Kolatkar ressentait pour ce dernier un réel enthousiasme et traduisait en anglais les cantiques à Dieu quelque peu épineux, agressifs, du poète médiéval. Ceux-ci étaient autant des traductions que parfois des reprises pures et simples de certains des psaumes ; une forme déconcertante de ventriloquie. La phallocratie semble l’avoir intéressé, non seulement pour son aura de pouvoir mais aussi pour son humour déroutant. La proximité entre le peu honorable, la conduite coupable et la religion –élément vivant dans la culture dévotionnelle indienne et réalité quotidienne dans des endroits comme Bénarès et Jejuri- devient, dans la traduction, une esthétique :
C’était l’histoire
de Dieu qui volait Dieu.
Aucun travail plus propre
n’avait jamais été fait.
Dieu abandonnait Dieu
sans un haricot.
Dieu n’avait laissé aucune trace
Pas d’ongle ni de sentier.
Le voleur était allongé
bien à plat sur Son ventre.
Quand il bougeait
Il bougeait vite.
Tuka dit :
Personne n’était
Nulle part. Personne
n’a été pillé
ni n’a perdu quoi que ce soit.
Et ainsi, certains de ses propres poèmes « marathi » des années cinquante et soixante sont écrits dans l’argot de Bombay, celui des travailleurs immigrés et des marginaux, partie en hindi, partie en marathi, dont l’industrie du cinéma hindi ferait bon usage quelques décennies plus tard seulement. Ces poèmes qu’il traduisait alors souvent dans un américain qui, à ce moment-là, aurait fait rougir les Américains respectables, par exemple « maderchod » traduit par « fils de pute ». Bombay, dans les années soixante, lui offrait ces termes et aussi les passages entre ces mondes, du mouvement de la ville à la bibliothèque et à la salle de cinéma.
C’était aussi, à cette époque-là, une transformation de la musique, un moment musical. Kolatkar avait étudié la notation musicale occidentale. Il avait aussi pris des cours de pakhawaj, l’ancien tambour indien antérieur au tabla. Au début des années soixante-dix, il commença à composer ses variantes de rock étranges et captivantes. En 1973, il enregistra en studio une démo de quatre chansons avec un groupe de musiciens locaux ; il avait quarante et un ans. Bien que cette expérience n’ait rien donné, cela sonne de nos jours, plus que jamais, comme un truc d’avant-garde étonnant. La première chanson « Je suis un pauvre homme d’un pauvre pays » est sur un fond un ananda-lahari –un des instruments joué par les chanteurs Bâuls, des mendiants dévots de Krishna au Bengale. La première ligne est quelque chose que Kolatkar avait lu sur un morceau de papier du genre de ceux que le mendiant semi-analphabète en Inde a l’habitude de distribuer aux gens, indiquant souvent son métier et incluant un message en anglais, peut-être pour garder intacte un peu de sa dignité. Au premier plan, il y a la vocalisation de Kolatkar proférant des injures mais très musicalement ; une retombée de l’appel du mendiant qui devient une demande au client, le chanteur demandant à son auditeur de payer pour sa « putain de bonne chanson ». Le genre musical, ici et dans les autres chansons, est citadin, instinctif et hybride, « indien » indéniablement mais de façon complexe, sans aucun des principes de la « world music ». C’est un style qui n’a pas été produit avant ni depuis. Comme dans Jejuri, le dévotionnel est puissamment inscrit dans l’économique, comme c’est toujours le cas en Inde de toutes façons, dans la transaction pain-beurre, l’obligation et l’obsession assez peu honorable de gagner sa vie.
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Quelque temps après la démo, Kolatkar, en décembre 1973, commença à écrire Jejuri. L’impulsion lui en fut donnée par Arvind Krishna Mehrotra, un jeune homme de vingt-six ans qui venait de rentrer en Inde, après avoir suivi un programme d’écriture international de l’Université de l’Iowa : son directeur, Paul Engle, lui avait demandé s’il pourrait rassembler une anthologie de poésie indienne pour la collection d’anthologies du programme. Mehrotra demanda à Kolatkar s’il avait un poème approprié pour la compilation. C’est alors que Kolatkar eut l’élan d’écrire le poème. Chose étonnante, il avait écrit une version précédente, dont un seul poème, « Un temple secondaire », avait été publié, au milieu des années soixante, à Bombay, dans une petite revue, Dyonisus. L’éditeur avait perdu le manuscrit ; il n’y avait pas de double. Kolatkar termina cette série, avec toute son immédiateté, quelques mois après l’avoir commencée, au début soixante-quatorze, et l’envoya à Mehrotra. Bien que la compilation n’ait jamais été achevée, le poème intégral fut publié cette année-là dans Opinion Literary Quaterly.
Ce n’était pas la première fois que Kolatkar publiait une série de poèmes en anglais (peu de poètes ont cultivé la série autant que Kolatkar). En 1968, « The Boatride » avait paru dans la petite revue de Mehrota damn you / a magazine of arts. Avec ce poème – souvenir saisissant d’une navigation sur un bateau à vapeur pris au Gateway of India – Kolatkar avait annoncé que son truc à lui serait essentiellement d’être un poète anglais : le quotidien urbain, ou une vision de l’univers matériel profondément inspirée par lui. Le bannissement des majuscules, les trésors du réel : ces particularités de « The Boatride », aussi bien que la revue dans laquelle il a été publié, nous alertent, à nouveau, sur la présence des Américains – E.E. Cummings, William Carlos Williams, Marianne Moore, les poètes « Beat ». Une génération de poètes indiens écrivant en anglais (A.K. Ramanujan, Mehrota, Kolatkar) s’étaient tourné vers le langage idiosyncratique et l’attention portée à hauteur d’yeux de la poésie américaine pour créer là un autre style indien hybride – réarranger l’expérience familière et fabriquer un langage populaire qui échappe à la fois au Queen’s english, et aux épanchements sonores du Savitri de Sri Aurobindo et du Gitanjali de Rabindranath Tagore, mal traduit mais omniprésent afin de contourner, pour ainsi dire, les attentes que suscitaient des termes comme « littérature anglaise » et « culture indienne ».
Jejuri est, au niveau le plus évident (et c’est un niveau très riche en termes de réalisme, d’observation, d’ironie), la description d’un homme qui arrive dans la ville de pèlerinage dans un « transport public », en compagnie de gens dont l’intention est manifestement plus dévotionnelle que la sienne et qui n’ont pas cette espèce de curiosité incompréhensible. Ils semblent, par conséquent, le blâmer par leur opacité, leur inaccessibilité, leur présence même : « Ton propre visage reflété deux fois dans une paire de lunettes / sur le nez d’un vieil homme / Voilà tout le paysage que tu peux voir. » Dans le reste du poème, le narrateur se livre à une lecture idiosyncratique de l’endroit. Jejuri, qui lui semble un mélange de temples en mauvais état, de prieurs douteux, de légendes et de pratiques religieuses incertaines, l’enthousiasme néanmoins bizarrement, même si ce n’est pas pour prier, mais pour un état à la fois comparable et tout à fait différent. Plus tard, il part de la gare par le train, encore, manifestement, dans un état de confusion entre ce qui est profane et ce qui est miraculeux : « un saint de bois / ayant besoin d’un coup de peinture / l’indicateur / enroulé sur lui-même / dix fois ». L’envolée typographique de l’avant-dernier poème, dans laquelle et par laquelle le narrateur témoigne de ce à quoi il a assisté -des coqs et des poules dansant dans un champ sur le chemin de la gare- est le poème qui s’en rapproche le plus : il arrive à imiter un ravissement et un abandon religieux, là où disparaissent l’ironie jusqu’au langage-même.
Jejuri a suscité un enthousiasme inhabituel par rapport à celui que suscitent d’ordinaire les publications poétiques dans l’Inde anglophone. Le livre a été réimprimé deux fois en peu de temps et deux fois encore à intervalles plus espacés. La réaction de la critique, tous niveaux confondus, a été anodine et intermittente. L’une des raisons était que le poème, comme son auteur, résistait à être catalogué dans des catégories quasi religieuses. En réponse à un journaliste qui lui demandait, en 1978, s’il croyait en Dieu, Kolatkar avait dit : « Je laisse la question de côté. Je ne pense pas avoir à prendre position sur Dieu d’une façon ou d’une autre. » L’indécision face à deux choix possibles seulement se trouve au cœur du poème. Beaucoup de critiques marathis optèrent, ce qui est pratique, pour la simplification et le chauvinisme. La réaction du romancier et critique Bhalchandra Nemade, dans un essai datant de 1985, est caractéristique : « Kolatkar va et vient comme un touriste de Bombay en weekend ». Evidemment, il y a eu parfois un examen rétrospectif : le chapitre de Bruce King sur Kolatkar dans Modern Poetry in English en est un exemple. Mais le poème devait recevoir, de manière décisive, un nouvel élan et une bouffée d’oxygène grâce à une bonne critique de Mehrotra dans son anthologie The Oxford India Anthology of Twelve Modern Indian Poets. Seize ans après la première parution du poème, Mehrotra semblait n’avoir aucun doute sur sa place dans les standards de la poésie indienne en anglais : « parmi les tout meilleurs poèmes écrits en Inde durant les quarante dernières années. » Il régla fermement et parfaitement la question religieuse bien que, peut-être, de façon provisoire : « Dans Jejuri, la déité qui préside n’est pas Khandoba, mais l’œil humain ».
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J’ai affirmé que, dans la vaste histoire de la nation indépendante qui se déroulait, écrire de la poésie en anglais était une occupation secondaire, insignifiante et parfois controversée. Ceci restait vrai en dépit des sérieuses tentatives de Nissim Ezekiel qui entreprit de faire changer la position des lecteurs anglophones aussi bien que des écrivains en langues vernaculaires -les uns et les autres étant occupés à des projets plus importants- et pour faire voir cela comme quelque chose de plus que, au mieux, une préoccupation raffinée et inoffensive, au pire comme une perte de temps, et même une trahison. Ezekiel brava ce mélange d’indifférence, de morale et de chauvinisme nationaliste avec un puritanisme critique et obtint, toutes proportions gardées, une réussite. Mais les efforts marginaux ont leurs propres enthousiasmes, déconvenues et dérives. Parmi les enthousiasmes, il y eut la création, en 1976, de Clearing House, à l’initiative de Jussawalla, Mehrotra, Kolatkar et Gieve Patel afin de publier, dans un premier temps, leur propre poésie. Comme l’écriture de poésie elle-même, cette entreprise risquée s’est amorcée à l’instar de toutes les cultures underground : avec passion, comme une entreprise confidentielle, essentiellement à destination des confrères poètes et des compagnons de route. Les livres étaient déposés dans quelques librairies et accessibles par « souscriptions », c’est-à-dire des commandes d’amis et de sympathisants. Les quatre titres publiés cette année-là furent le How Do You Withstand, Body, le Missing Person de Jussawalla, le Nine Enclosures de Mehrotra, et Jejuri. Kolatkar avait dessiné les couvertures et choisi la police de caractères, transformant les livres -à nouveau c’est quelque chose que nous associons aux cultures underground plutôt que grand public- en objets d’art.
Mais, avec leur passion et leur esprit d’initiative, les cultures underground sont également caractérisées par des formes invalidantes de doute sur elles-mêmes qui s’expriment souvent et plus largement comme des doutes sur le monde. Dans le cas des poètes que je viens de mentionner, cela se traduisait par une forme de défiance à confier des mots au papier, à les imprimer et à les diffuser largement. Ceci n’est pas un blocage d’écrivain mais un retrait stratégique et partiel du monde. Bon côté des choses : écrire pour une poignée de lecteurs, dont la plupart étaient des amis, impliquait un plus grand sens de la responsabilité, de la réflexion, sur la mission de l’écriture. Dans le cas de Kolatkar, cela signifia qu’il écrivit de façon continue après Jejuri (comme il l’avait déjà fait avant sa publication), à la fois en anglais et en marathi mais qu’il publia seulement en revues et de façon très ponctuelle. Deux recueils de sa poésie en marathi parurent en 2003 mais les œuvres en anglais, le Kala Ghoda Poems et la fable politico-mythologique en vers Sarpa Satra ne verraient le jour qu’après qu’il eut appris sa mort prochaine. Le lancement de ses derniers livres furent, bizarrement, des évènements entourant un mourant qui, à en croire sa poésie, était encore possédé par la jeunesse des années soixante : à la fois célébration et commémoration prématurée.
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Quand je rencontrai Kolatkar pour la première fois en 2000, Bombay était déjà devenue Mumbai et les partis hindou-nationalistes, le Shiv Sena et le BJP, étaient des plus actifs et agressifs dans la ville –peut-être dans l’intuition inquiète d’une défaite aux élections plus tard dans l’année. Bombay essayait de rétablir son ancien cosmopolitisme et son sens de la liberté physique et personnelle, son goût marqué pour l’imprévisible et l’aléatoire, après plus de dix ans de dissensions religieuses et économiques et après être devenue la capitale commerciale de l’Inde mondialisée. Mon voyage coïncida avec le jour de la Saint-Valentin qui souligna une nouvelle fois les différents extrêmes exacerbés de « Mumbai ». D’un côté l’entreprise commerciale de la Saint-Valentin avait atteint une nouvelle apogée et les adolescents aisés déambulaient dans une naïve pamoison d’amour ; de l’autre, les petits groupes de Shiv Sena saccageaient les magasins qui vendaient les accessoires du jour et, selon un rituel propre à attirer les médias, ils brûlaient des cartes de la Saint-Valentin. Entre le maintien de l’ordre moral et la xénophobie qui motivait les slogans de Shiv Sena comme « Mumbai aux Mumbaikar » -« Mumbaikar » signifiait en réalité les hindous marathis- la distance était terriblement faible.
Le Shiv Sena qui avait commencé comme une organisation nationaliste marathi sous la direction de Bal Thackeray, un dessinateur de bandes dessinées et admirateur d’Hitler, prit une orientation hindou-nationaliste et, grâce à une alliance avec le BJP, arriva au pouvoir dans le Maharashtra en 1995 et modifia bientôt le nom de sa capitale en Mumbai. Les deux partis avaient profité du vide moral dans la politique laïque de l’époque, aussi bien que de la radicalisation qui s’était nouvellement renforcée entre hindous et musulmans. Cette radicalisation se confirma avec la destruction de la mosquée de Babur à Ayodhya par les fanatiques BJP en décembre 1992. Bombay fut fortement marquée par ces évènements dans les émeutes et violences au début 1993 puis dans la série d’explosions en mars de la même année. Cela porta la marque, la plus visible partout en Inde, de la « libéralisation » qui eut lieu en 1991. La ville troublée était en plein essor et se développait au-delà de l’acceptable. Ce qui était jadis la banlieue ou l’arrière-pays était désormais intégré au grouillement de la ville, l’accroissement se générant lui-même.
Quand je relis maintenant Jejuri, je mesure combien la métropole moderne -la ville telle qu’elle était avant la mondialisation avec ses embrasures secrètes et ses possibilités, ses enclaves de rêveries, de désœuvrement et d’errance, sa débauche- est essentielle pour Kolatkar comme manière de voir, moyen de renouveler son expérience. Kolatkar, comme aucun autre poète indien écrivant en anglais, comme peu d’autres écrivains en réalité, incarne le flâneur de Walter Benjamin -en termes de réceptivité et de créativité d’une part, de contextes et situations d’autre part- à un point peut-être que Benjamin lui-même n’aurait pas imaginé. Ce que l’écrivain allemand (que Kolatkar n’aurait pas lu) découvrait à Paris, tandis que son flâneur tombait par hasard sur les boulevards et arcades du dix-neuvième siècle parisien, Kolatkar le faisait dans Kala Ghoda –non seulement une variété de détails et particularités mais aussi une réorganisation des modalités de l’expérience sensible. Hannah Arendt, dans son commentaire éclairant sur Benjamin, note combien la frontière qui sépare l’intérieur de l’extérieur, l’espace domestique de l’espace public, et même le « naturel » de l’urbain et du manufacturé, est sans cesse obscurcie et floue pour le flâneur. Il vagabonde dans la rue, examinant avec attention ses merveilles ordinaires (ou ce qui à ses yeux est merveilleux), comme si c’était une extension de son salon. Même le ciel de Paris, dit Arendt, prend, pour le flâneur, l’apparence artificielle d’un grand plafond.
Quand je pense à Kolatkar qui, pendant des décennies, regarda par sa fenêtre du Wayside Inn, les familles d’habitants des trottoirs et les travailleurs ambulants en train de se laver, de manger et d’élever leurs enfants devant la Jehangir Art Gallery, je me rappelle cet espace indéterminé où les rues se transforment en intérieurs, ce qui complique la limite séparant les pièces d’habitation du trottoir et qui est crucial dans l’expérience de la réalité du flâneur. Pour Kolatkar, dans sa vie personnelle, ce qui était habitation individuelle et ce qui était lieu de passage était parfois presque interchangeable. Durant les quelques années où il connut une forme de célébrité, Kolatkar et son épouse était « hôtes payants » -c’est-à-dire locataires- dans l’un des quartiers les plus chers de Bombay. Par la suite, ils emménagèrent dans un une pièce, tapissé de livres à Prabhadevi, un endroit plutôt classes moyennes opportunément situé près du centre-ville. Malgré une vie familiale très heureuse et le fait qu’il écrivit de manière productive dans son minuscule appartement, il passa énormément de temps, parfois dès le petit-déjeuner, à l’auberge, à la confluence de la vie publique de la rue et de sa rêverie personnelle.
Je me souviens de cela quand je relis Jejuri qui, bien que traitant d’un trajet vers une ville de pèlerinage isolée (pour beaucoup) dans le Maharashtra, parle moins de la transformation du voyage que d’un homme qui n’a jamais quitté la ville, ou le centre-ville, ou l’idée cosmopolite, moderniste de la métropole, que son trajet et son sens du voyage et du questionnement, ramènent là où il était -et là où il était c’est citadin, minable, disloquant. Ainsi, dans le troisième poème, le quatrain « Le seuil de la porte », le nouveau venu dans la ville de pèlerinage parle avec la voix du flâneur, pour qui la limite séparant espace public et espace privé n’est jamais définitive. Le titre nomme un objet, un seuil, tandis que les deux premières lignes retranchent ce sens-là : « That’s no doorstep. / It’s a pillar on its side. » Le flâneur s’arrête, reprend sa marche, fait à nouveau une pause, réfléchit, sans cesse frappé par les objets quelconques que les passants de la ville ne remarquent pas. Les choses, les seuils, les constructions qui sont soit désaffectées soit qui semblent l’être, qui dérangent et se moquent de la logique et du flux de la capitale -et dans l’Inde indépendante, Bombay a été le centre du capitalisme en expansion autant que Paris l’a été au dix-neuvième siècle- voici ce qui le fascine. Ainsi, dans Jejuri, mi-ensemble de sanctuaires, mi-centre-ville, il est subjugué par le trajet d’une « canalisation » autour d’un mur, par une porte brisée appuyée contre une « vieille embrasure de porte pour dessoûler / comme l’ivrogne du coin », par l’invitation à ce qui semble « un autre temple » -« La porte était ouverte »- mais qui s’avère être « juste une étable ».
Benjamin découvrit, lors de sa première visite à Paris en 1913, que les maisons qui constituaient les boulevards parisiens « ne semblent pas être faites pour être habitées, mais sont comme des pierres disposées afin que les gens marchent entre elles ». En d’autres mots, architecture et constructions -les lieux de vie et de moyens d’existence- deviennent une sorte de théâtre, mais un théâtre qui n’est disponible qu’au flâneur. De même, le temple qui devient une étable, la construction légèrement de guingois et la vision des lignes finales de « Cœur de ruine » : « Plus de place pour vénérer cet endroit / qui n’est rien moins que la maison de dieu. » Le décalage théâtral entre affirmation et réalité, décrété dans « Le seuil de la porte » et qui réapparaît dans « Un temple secondaire » : « Qui était-ce, vous demandez. / La déesse aux huit bras, répond l’officiant. / … Mais elle en a dix-huit, protestez-vous. » Ce moment de théâtre, ni le pèlerin du lieu saint ni le citadin ne peuvent le voir. Les deux appréhendent leurs environnements avec certaines significations immuables et ce sont ces significations immuables qui créent la scène du flâneur et son ironie, autant que son sens particulier du questionnement, du possible. La différence entre le pèlerin -ou, d’ailleurs, celui qui se rend chaque jour à son bureau- et le flâneur est le détachement passionné de ce dernier. Il ne se précipite pas vers un site sanctifié par une autorité ou par la tradition, il gravite autour, fait du sur-place, recule, paresse, se tient à l’extérieur, prend son temps. Ainsi, dans « Un temple secondaire », après son expérience avec « la déesse aux huit bras », le narrateur « sort au soleil et allume une charminar » -la « charminar » étant une cigarette sans filtre bon marché autrefois appréciée dans la communauté artistique. Dans un autre poème, « Makarand », le narrateur, invité à faire des prières dans un temple, répond « Non merci ». Il a à la fois la générosité simple d’un flâneur et son étrange façon d’être chez lui sur les lisières et dans les espaces qui n’ont pas de fonction évidente, plutôt que dans des intérieurs qui ont des utilisations assignées : « Vas-y toi / si c’est ce que tu souhaites », il tranquillise son compagnon en faisant cet aveu « Je resterai dehors dans la cour / où personne ne sera dérangé / si je fume ».
L’insignifiant du quotidien urbain -poignée de porte salie, seuil désaffecté, tuile- emplit le flâneur d’un enthousiasme momentané et d’adoration. Ces objets inattendus semblent détenir un mystère qui provient du fait qu’ils font partie d’un récit plus vaste, d’une théologie ou d’une mythologie informulées. Les objets que le flâneur met en lumière dans les rues, les passages inhabituels, les ruelles ont, pour lui, une aura, un air de sacré qui sont presque religieux. La métaphore chez Kolatkar transforme par une petite abrasion l’insignifiant urbain en quelque chose de significatif ou de poétique : ainsi dans Jejuri, la simple pierre ou le rocher a priori insignifiants, totalement inutiles, grâce à un signe, se transforme en objet sacré. De même, dans « Le sanctuaire du Fer à cheval », l’« entaille dans le rocher / est réellement une ruade dans le flanc de la colline », là où le sabot du cheval de Khandoba frappa « comme un éclair » pendant qu’il chevauchait avec son épouse « par-dessus la vallée » comme une étincelle « jaillissant du silex ». Cette étonnante traduction de l’insignifiant urbain en royaume de l’imagination moderne est ce qui anime ces célèbres vers de « Une entaille » : « Entaille un rocher / et surgit une légende ». C’est ce procédé de traduction et de re-fabrication, et non de la dévotion, qui fait de Yeshwant Rao – « un dieu de seconde classe » dont la place « est juste en dehors du temple principal », « une masse de basalte, / brillante comme une boîte aux lettres, / il a une forme de protoplasme / ou d’un gâteau de lave king-size » – l’objet de l’émerveillement ironique du poète. Le religieux est implicite dans les objets éphémères que découvre, collectionne et vénère le flâneur de Benjamin dans la ville. Kolatkar retravaille et inverse cela avec désinvolture et profondeur à la fois, dans Jejuri – dans son poème, un paysage religieux est empli des implications, des miracles de la ville.
Dans « Cœur de ruine » (qui décrit comment un temple au dieu Maruti est désormais habité par une « chienne bâtarde » et ses chiots, il y a ces vers – « La chienne vous regarde craintivement / par l’embrasure d’une porte encombrée de tuiles cassées ». « Le chiot à l’oreille noire s’est éloigné un peu trop. / Une tuile craque sous son pas » – qui nous amènent directement à un moment et à l’expression d’une sensibilité telle qu’on la voit dans « Le retour du Flâneur » de Benjamin. Cet essai, écrit en 1929, a été disponible trop tard dans le monde anglophone pour que Kolatkar l’ait lu au début des années soixante-dix, mais les concordances dans l’imagerie et dans le sentiment sont surprenantes. Benjamin nous demande pourquoi le flâneur est « la création de Paris », et non de Rome, qui présente pourtant nombre de points de vue variés et de monuments. Il conclut rapidement que Rome est « trop pleine de temples, de places closes, et de lieux saints nationaux pour pouvoir entrer toute entière dans les rêves du passant ».
Les souvenirs remarquables, les frissons historiques – sont tous tellement insignifiants pour le flâneur, qu’il est heureux de les laisser aux touristes. Et il serait heureux d’échanger toute sa connaissance des quartiers d’artistes, des lieux de naissance et des palais princiers contre l’odeur d’un simple seuil érodé ou le contact d’une seule tuile -ce que n’importe quel vieux chien déplace.
Le renversement pour Benjamin, où l’histoire et ses monuments impériaux (dont « Rome » est une métaphore) deviennent « tellement insignifiants », et insignifiants comme la tuile que « n’importe quel vieux chien » peut déplacer, est magnifié et amplifié –ce renversement est particulièrement vrai pour le Kolatkar de Jejuri (où les chiots et la tuile qui bouge dans le temple remplacent l’importance du temple, le monument lui-même) et des Kala Ghoda Poems. Ces derniers, d’ailleurs, regorgent d’images de l’insignifiant, des rayons et des roues que les enfants des personnes qui vivent sur les trottoirs recyclent pour leur propre amusement. Le concept de flânerie de Benjamin est essentiel pour notre compréhension de la poétique de Kolatkar et aussi de sa place dans l’histoire de l’écriture indienne en anglais.
En 1981, cinq ans après que Jejuri a été publié, Midnight’s children instaura un panorama monumental de l’histoire indienne en littérature – en fait un panorama monumental de la littérature elle-même en Inde. Celui-ci créa en effet, une succession d’écrits sur les « grandes réminiscences, les frissons historiques », tout ce qui était « si insignifiant pour le flâneur », tel que l’art de Kolatkar l’avait si passionnément et obstinément montré. Je ne suis pas en train de faire ici une opposition entre les deux écrivains. Kolatkar admirait le roman de Rushdie ; de même Rushdie admirait le travail de Kolatkar. Mais je sous-entends qu’il y a une autre lignée, une autre orientation dans l’écriture indienne en anglais que celle qui a été ouverte par Midnight’s children avec une obsession du monumental et que sa source se trouve dans Jejuri. Des écrivains plus jeunes n’ont pas mesuré les possibilités de cette piste, avec son délice particulier dans la liberté de refuser, attribuer et créer du sens, ses consignations de l’Histoire dans l’entrepôt de ferraille, et ses apports de l’entrepôt de ferraille dans l’histoire, assez proches. Si elle existe bien dans sa forme à elle, les critiques ne l’ont pas assez mise en lumière ni caractérisée. L’auraient-ils fait, notre vision de l’écriture indienne en anglais en aurait été différente, plus hétérogène et inattendue qu’elle ne l’a été durant les vingt-cinq dernières années. Pour le moment, l’héritage de Kolatkar – d’une portée pas moins considérable, potentiellement, que celle de Midnight’s children– hésite sur les marges. Ce qui est l’endroit où, comme nous le voyons dans Jejuri, il aimait être.
Amit CHAUDHURI
Dans la presse
La Croix
Un poème pour la route
| Novembre 2020
C’est une marche lente au cœur de l’Inde à laquelle nous convie ce recueil. Maruti signifie « fils du vent », un qualificatif du dieu-singe indien Hanuman, domestique du grand dieu Shiva. La ruine désigne, elle, le temple dédié à ce dieu, à Kare Pathar, en décrépitude lorsque le poète Arun Kolatkar (1932-2004) publia ce recueil en 1976. Jejuri, site de pèlerinage situé dans l’État du Maharashtra, est aussi le nom de ce livre fondateur de la poésie moderne indienne, aujourd’hui enfin publié en français grâce aux éditions Banyan, spécialisées dans la littérature indienne. Une poésie faite de choses vues et de subtils mouvements, un carnet de voyage où le sacré semble tout imprégner, des papillons virevoltants jusqu’au plus petit caillou.
Stéphane Bataillon
Grand reporter à La Croix. Poète, critique et journaliste.
Pour écouter un extrait lu par Stéphane Bataillon, c’est ici : https://urlz.fr/eeJI
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Disponible pour la première fois en dehors de l’Inde natale de Kolatkar, ce recueil de poèmes (écrits en anglais et publiés pour la première fois en 1976 [1]) est une invite au voyage vers un site de pèlerinage hindou dans l’État du Maharashtra. Kolatkar était à la fois musicien amateur et directeur artistique à succès dans le monde de la publicité de Bombay, ce qui explique peut-être l’acuité de son oreille et de son œil. Oscillant entre l’épigrammatique et l’incantatoire, ces poèmes saisissent un lieu aussi grossièrement commercial que saint, aussi moderne qu’ancien avec ses temples en ruine. Les pages de Jejuri sont peuplées de saints, de mendiants, de prostituées et de prêtres, de rats, de chiens errants et de papillons occasionnels, une créature dont la beauté éphémère est méticuleusement décrite : « Il n’y a pas d’histoire derrière lui. / Son corps coupé en deux comme en miroir, / Il s’articule en son centre. »
— The New Yorker
Kolatkar (1932–2004) est devenu une référence littéraire de premier plan en Inde, écrivant en marathi et en anglais sur les contradictions du sous-continent en plein développement. Composé en anglais, ce cycle lyrique exigeant et ironique a contribué à faire de Kolatkar une star nationale, sinon internationale, lors de sa publication en Inde en 19741. Ses poèmes, impressionnistes et anecdotiques, décrivent une visite de la ville éponyme du titre du livre, un lieu de pèlerinage hindou dans le Maharashtra, État où les vieilles pierres et les hommes saints coexistent avec le consumérisme moderne et les médias, avec leurs « éditoriaux radicalement raccourcis / et leurs promesses de jeunesse éternelle ». Certains poèmes racontent (ou minent) les légendes locales ; d’autres décrivent simplement, en utilisant tout, de la typographie confuse aux strophes de chansons, pour décrire les dislocations du site. Il n’y a pas de notes pour expliquer les références spécifiques au lieu. Et les ficelles de Kolatkar, comme celles de nombreux poètes britanniques, ne sautent pas aux yeux des lecteurs américains – à la fois décontractées et laconiques : « J’ai tué ma mère / pour sa peau. / Je dois dire / il n’en a pas fallu beaucoup / pour fabriquer cette pochette / Je garde le curcuma ». L’assurance technique et la variété de Kolatkar, ainsi que ses paysages urbains résolument vifs, devraient cependant convaincre les primo lecteurs par sa force d’écriture.
— Publishers Weekly
Arun Kolatkar était le plus grand poète indien de sa génération, et Jejuri, avec son inventivité linguistique et son audace intellectuelle, est son chef-d’œuvre.
— Pankaj Mishra
Une épopée personnelle comme Paterson de William Carlos William. Il met en scène l’évolution de l’inconscient collectif vers l’hindouisme contemporain, symbolisé par le sanctuaire de Jejuri… Jejuri – une performance virtuose – est l’illustration d’une expression en vers libres, particulièrement séduisante dans la poésie de Kolatkar.
— K. Venkatachari
Sublime et satirique, tour à tour comique et visionnaire, le regard tourné vers les étoiles les deux pieds le caniveau, Kolatkar fut durant de nombreuses années un barde de Bombay égalant ou surpassant les romanciers de la ville. Tout lecteur des Enfants de Minuit (Salman Rushdie) et de sa tribu de rejetons imaginaires devrait également découvrir Kolatkar.
— Boyd Tonkin, The Independent
[1] Jejuri a été publié pour la première fois dans Opinion Literary Quarterly en 1974, et publié sous forme de livre en 1976. Jejuri a remporté le Commonwealth Poetry Prize en 1977 (source : Wikipedia).
Sur le net
Terre à ciel
Jean Palomba
| Juillet 2021
Arun Kolatkar (1932-2004), c’est comme s’il avait l’œil toujours affublé d’une loupe des plus excentriques. S’il s’approche, il décèle tout le mouvement des fards et des pigments en gestation. Des formes les plus précises aux nuées brumeuses, des vapeurs, des buées aux couleurs précieuses ou incongrues… il voit tout et comme équipé de lentilles protéiformes. A la faveur d’un rai de lumière impromptu, il perce certain secret, tel le diamant l’opacité corsée du verre sans tain. A le suivre, lors de sa pérégrination dans la ville de Jejuri envahie de présences-absences placées sous le divin signe des Khandoba, Maruti, etc., Kolatkar fait l’effet d’une créature aux antennes qui lui sortent des ouïes, capteurs d’une respiration non point captieuse, mais non ! une respiration attribuable aux dieux vrais et leurs doubles de pacotille !
Kolatkar, au moyen de sa prothèse oculaire, tout assisté de son ineffable pouvoir auditif, oui Kolatkar affirmait dans les années 70 du siècle 20 que les dieux indiens tombaient de leur socle d’or et n’avaient guère plus qu’une majeure fonction : tenter d’en fabriquer, flanqués de leurs prieurs en guise d’orpailleurs adjoints. Enfin, écrire qu’il « affirmait » est simpliste. Plus subtilement, il prouve cet état de fait en tenant un drolatique carnet de voyage, calepin de pèlerin atypique dans un périple à Jejuri, bourgade de pèlerinage, état du Maharashtra, site d’un culte dédié au dieu Khandoba.
Ce qui aurait pu n’être qu’un journal de bord devient un ouvrage culte publié en 1976, recueil d’un poète majeur – pourtant peu disert – de la modernité indienne, ayant reçu le Commonwealth Poetry Prize. « Le plus remarquable recueil de poésie de l’Inde moderne », insiste David Aimé, fondateur des éditions Banyan, dédiées -depuis 2015- exclusivement aux littératures de l’Inde. David Aimé qui publie en bilingue anglais-français ce magnifique livre couleur curcuma, l’épice que font pleuvoir les dévots de Jejuri pour célébrer Khandoba. Opus doré jusqu’ici introuvable en français.
L’effervescence créative dont regorgent les poèmes de Kolatkar est avant tout rendue par son don pour l’observation. Kolatkar, en plus d’être poète, musicien et traducteur, était publicitaire et graphiste émérite. Ceci expliquant cela. Sa poétique d’abord underground et anti-commerciale se parfume à l’esprit de la jeunesse indienne des sixties & seventies, spécialement, celle de Bombay où vécurent Arun, son frère Makarand et son ami Manohar Oak, compagnons de route à Jejuri. Un creuset culturel mélangé de foi, mythe, tradition et scepticisme et qui eut cependant de fortes accointances avec la Beat Generation, voire l’Ecole de New York ou l’objectivisme de William Carlos Williams, Ezra Pound et consorts, si l’on en juge par le tour très visuel des poèmes de Jejuri, tous empreints d’un prosaïsme transcendé. Aussi, éclairé par l’analyse qu’en fait Bernard Turle dans la revue en ligne Recours Au Poème, peut-on vérifier que les vers de Kolatkar sont pris dans « un mouvement urbain, internationaliste et œcuménique » qui n’est hélas plus de mise par les temps qui courent.
Dans Jejuri, l’excursion pratiquée par l’auteur réaliste, libre-penseur – cependant érudit pétri de civilisation et de foi indiennes – a lieu entre le lever et le coucher du soleil. Soit un parcours initiatique en 31 poèmes et une journée de visite ironique et psychédélique où religion, culture et traditions sont mises à mal par l’omniprésence d’une divinité alors nouvelle : celle du profit. 31 pièces poétiques, fruits de l’observation d’un regardeur sagace et malicieux, aux yeux kaléidoscopiques, tant ils peuvent voir de détails résonant dans le temps et l’espace, sur les sites, les collines, dans les temples, les objets et dans les rues, les corps et les têtes des animaux, des passants, des pèlerins, des prieurs et leurs déités. Kolatkar, poète réaliste, tragi-comique dont la voix chante une quête d’épure : où chercher le divin indice dans un univers où les dieux mêmes sont dégradés ? Et c’est dans les petites choses, les interstices, les bêtes et les bestioles ; ou comment révéler le merveilleux quotidien. Quête également propice à l’évocation de personnages et personnes faisant galerie. Ceux des mythes, des légendes et des religions, et ceux qui vivent ou passent dans cette ville dédiée à leur commercialisation.
Kolatkar écrit en anglais comme en marathi sa langue souple, fluide, rythmique, ludique, imagée, assonante et pourtant accessible car familière. Une langue poétique aux registres aussi bien crus que techniques, avec des emprunts au vocabulaire de la dévotion, ainsi que le précise une de ses traductrices, Laetitia Zecchini dans son article « Du plaisir de traduire Arun Kolatkar » (La République des Livres).
Jejuri est éclairé par la présence du soleil dans tous ses états. Il rythme et teinte la vie simple et multiple, gorgée d’histoires mythiques, d’actes de dévotions complexes et multipliés. Un soleil rond comme un zéro qui finira par se coucher comme un 8, marque d’un infini des cycles.
Lire Jejuriet écouter Bombay Calling– paru en 1968 -, le flamboyant morceau instrumental du groupe de rock psychédélique américain It’A Beautiful Day : un viatique idéal pour se plonger dans l’embrasement esthétique de l’extrême modernité bombayite des années 60-90 !
Une découverte à présent possible en français grâce à l’enthousiaste savoir-faire des éditions Banyan ainsi qu’à cet « étrange dialogue » dès lors instauré entre Arun Kolatkar, poète, Roselyne Sibille, poète et traductrice et toi, lectrice, oui, toi, lecteur !
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Jejuri, d’Arun Kolatkar – du Commonwealth au common place, quelques aspects de la banalité urbaine
Recours au Poème
Florence Saint-Roch
| 2 mai 2021
En 1977, juste un an après sa parution, Jejuri, très significativement, reçoit le Commonwealth Poetry Prize. Pour Kolatkar, qui compose en anglais et en marathi, il s’agit là d’une valorisation exceptionnelle : le recueil s’extrait de sa circulation confidentielle, si ce n’est underground (publié dans la petite imprimerie de Pras Prakashan, il touchait jusqu’alors surtout les artistes et intellectuels avant-gardistes de Bombay) pour connaître une diffusion nationale et internationale.
À la date, l’Inde, en plein essor, développe un urbanisme cosmopolite. Les poèmes qui forment Jejuri sont écrits en anglais (on se réjouit de la récente édition bilingue, parue en 2020 aux éditions Banyan, avec une traduction de Roselyne Sibille) : quelque trente ans après l’indépendance du pays, Kolatkar choisit de perpétuer cette langue que les Indiens, par la force des choses, se sont appropriée (à la lecture, on note, par contagions d’usages et de sens induits par l’hindi, quantité d’aménagements, de sens détournés, de faux-amis).
Par ailleurs, choisir Jejuri comme aire (non seulement un lieu, mais aussi un ensemble d’images, de symboles, de représentations) où déployer des poèmes est un geste signifiant : faisant un pas de côté par rapport à ce Bombay qu’il habite et connaît par cœur, Kolatkar n’en est que plus sensible, parce qu’il le reçoit frontalement, à cet ensemble composite et complexe que constitue la ville de pèlerinage.
Le poète, accompagné de son frère Makarand et son ami Manohar Oak, appréhende cette cité d’un œil neuf. La construction du recueil, qui s’ouvre par « Le bus» et se ferme par « La gare », ensemble de six poèmes que l’on pourrait qualifier de ferroviaires, souligne bien le caractère particulier de ces poèmes ambulatoires : Kolatkar n’est aucunement un pèlerin, mais bien plutôt un pérégrin ; il circule dans des espaces choisis, en un temps donné, car à Jejuri, le voyageur ne demeure pas longtemps. La brièveté de son séjour est à l’aune du caractère éphémère de tout ce qui s’y rencontre.
Le voyage en bus, puis la promenade à pied dans certains quartiers de la ville, favorisent une perception très morcelée, toute de concaténations et de raccourcis visuels ; le poème liminaire, «Le bus», où le narrateur s’amuse de son reflet dansant dans les lunettes de son voisin d’en face, l’établit d’entrée : « Ton propre visage reflété deux fois dans une paire de lunettes/[…] Tu sembles te mouvoir en permanence », « continually forward/toward a destination », écrit Kolatkar, et la juxtaposition des adverbes, la redondance qu’ils établissent avec « a destination », sont révélatrices du mouvement irrépressible qui s’exerce dans l’ensemble du recueil, entre élan et attraction, incoercible curiosité et appel puissant.
Le Jeruri de Kolatkar n’est pas précisément conforme à l’image attendue. Fi des impressions usuelles et des clichés de cartes postales : pour peu, on oublierait presque qu’il s’agit d’un site fréquenté par des milliers de fidèles venus y faire leurs dévotions. Peu portés au prosélytisme, les poèmes de Kolatkar n’ont pas non plus vocation touristique, ni même ethnographique ; ils explorent plutôt l’envers du décor – la vérité nue et crue des lieux. Dans un environnement dédié aux traditions et aux croyances ancestrales, a fortiori parce qu’il s’adresse à une société fondamentalement clivée et hiérarchisée, on pourrait s’attendre à des structures solides et à des organisations pérennes. Or, il n’en est rien. Les lignes de démarcations sont très minces, si ce n’est inexistantes. Par exemple, Manohar, l’ami de Kolatkar, au gré d’une péripétie plaisante, prend une étable pour un temple : « La porte était ouverte/ Manohar pensa/que c’était un temple de plus.//[…] Ce n’est pas un autre temple,/dit-il,/c’est juste une étable ». Et cette méprise, comique dans ses effets, trouve sa justification quelques pages plus loin : « qu’est-ce qui est dieu/et qu’est-ce qui est caillou/la ligne de séparation/si elle existe/est très mince à Jejuri » ; il faut dire que les dieux eux-mêmes n’aident pas à imposer préséances et hiérarchies : s’ils « ont tous à être honorés », pour autant, ils se confondent dans des équivalences peu glorieuses ; Kolatkar, dans le poème intitulé « Yeshwant Rao », les décrète « too symmetrical/or tootheatrical » : qu’ils soient trop ressemblants (« symmetrical », voici un exemple de ces faux-amis soufflés par l’hindi que j’évoquais plus haut) ou trop cabotins, trop comédiens, cela revient au même au final : comment y croire ? Rien d’étonnant si la piété elle-même est très dégradée, si prieurs et vieilles mendiantes, sur le parvis des temples, rivalisent de vénalité et de vulgarité.
Par une espèce d’ironie fatale, le temps fait son œuvre de délabrement. Aucune valeur, aucun édifice qui tienne définitivement dans Jejuri. Ainsi, « Cœur de ruines » décrit un temple abandonné : « Une chienne bâtarde a trouvé place/pour elle et ses chiots // Au cœur des ruines./Peut-être qu’elle préfère ainsi les temples ». Dans l’indifférence la plus complète, « Personne ne semble s’en soucier », la « maison de dieu » se détériore, sa « porte [est] encombrée de tuiles cassées ». Rien n’est plus à sa place, ni ne remplit son office premier : « Ce n’est pas un seuil./C’est un pilier sur son côté » (« Le seuil de la porte »). L’œil du voyageur, de poème en poème, pointe des équipements hors d’usage, tels « un robinet à sec » ou encore « un gond cassé ». Seul Kolatkar, avec le sens du détail qui le caractérise, semble percevoir ces réalités tristement banales, qu’il transcrit avec une minutie exemplaire.
Quand tout, très vite, devient désolé, il n’est qu’à cultiver des enchantements passagers – même si, ainsi l’atteste la chute du poème, l’illusion ne saurait durer : « une canalisation/court sur sa base/tourne au coin de la maison/s’arrête net sur son parcours/avance tout droit/rase le mur/revient sur ses pas/s’enroule sur elle-même/et s’arrête soudain/souris de cuivre au cou brisé » (« La distribution d’eau »).
Difficile de garder des souvenirs quand tout est promis à la décrépitude. Le poème intitulé « Le réservoir » joue avec ces diverses dimensions (strates de mémoire, épaisseur de matière), le réservoir d’eau figurant la réserve des souvenirs collectés : « Il n’y a plus une seule goutte d’eau/dans le grand réservoir construit par les Peshwas.// Il n’y a rien dedans./ Seulement cent ans de vase ». La rime « built/silt », dans le texte original, fait apparaître le destin de toute construction : délitement, déliquescence. Qu’est-ce donc qu’un réservoir privé de ses réserves ? Une vanité des temps modernes, vaseuse, informe, malodorante. Ainsi en va-t-il de la mémoire – lieu de stockage incertain, de classifications douteuses. Le poème « Le placard » souligne la difficulté à conserver toutes choses : sa porte vitrée est brisée et rafistolée avec des morceaux de vieux journaux jaunis ; cette réparation de fortune crée un « assemblage » (tel est le mot du poète) fait de proximités nouvelles : « tu peux voir les dieux d’or/au-delà de bandes/de cotations boursières » ; se jouxtent les réalités du monde moderne, dominé par l’économie et la finance, et les traditions du passé. Et il se trouve que les journaux comme les dieux, au moment où s’écrit le poème, sont tous, autant qu’ils sont, d’un autre âge. Tout change, vieillit, devient caduc, en proie à une obsolescence absolue.
Les temples sont désertés par les dieux, désertés par les hommes – mais, tant qu’il est un poète pour les regarder, ils ne sont pas désertés par la poésie. Le regard de Kolatkar n’est pas désenchanté, mais formule plutôt des constats souriants ; il collecte des notations empreintes d’humour et de dérision : « La porte serait partie/depuis très très longtemps/ s’il n’y avait eu/ce short/mis à sécher sur ses épaules ». Et, dans le même état d’esprit : « Le temple de Khandoba/s’élève avec le jour./Mais il ne doit pas tomber/avec la nuit ».
C’est que la ville, dans ses méandres et ses retraits, ménage des surprises saisissantes, fait surgir des émotions stupéfiantes. Ainsi, dans le poème « Entre Jejuri et la gare», Kolatkar note sa stupéfaction : « Tu t’arrêtes à mi-chemin entre/Jejuri d’un côté et la gare de l’autre./ Arrêt complet/et tu restes immobile comme une aiguille en transe./ Comme une aiguille qui a atteint un équilibre parfait entre des graduations égales. […]
Rochelle Potkar talks about Arun Kolatkar and his multilingual page poetry, and reads some of his finest work.
Et tu te tiens là oubliant comme tu dois sembler stupide ». Interdit, stable sur ce point d’équilibre qu’est le regard, tel est le poète : saisi d’une émotion, d’un émoi tel que, faisant mentir le sens même de ces mots, il se voit immobilisé. Dans cet univers qui s’effrite et s’effondre progressivement, dans cette accumulation de chutes et de ruines, la seule instance qui soit, solide, fiable, stable, est le regard sidéré du poète. Là est l’ancrage sûr, la balise, la mesure : l’instrument précis, infaillible, qui permet de percevoir que « l’esprit du lieu/vit à l’intérieur du corps galeux/du chef de gare ».
Quand on habite Bombay, parangon, s’il en est, de l’effervescence bouillonnante des villes indiennes de ce début des années soixante-dix, curieusement, le plus court chemin pour accéder à l’essence même de l’agglomération urbaine est de passer par Jejuri, soit d’effectuer un détour de presque deux cents kilomètres. Jejuri figure une forme de recueil premier, où les grands motifs de la poésie de Kolatkar se façonnent et s’organisent : la ville, et, dans son prolongement, la poésie de la ville, du fait de la distance et du changement de focale, plus nettement définissent leurs contours. Ce qui intéresse le poète, c’est la façon dont une cité orchestre des proximités insolites, des conjonctions qu’on dirait organiques (enkystements, absorptions inattendues, greffes) entre des univers fondamentalement différents. L’hétérogénéité est source de transformations incessantes, toutes d’adaptation, d’incorporation – de création. Kolatkar, après avoir écrit Jejuri, concentrera toute son attention à la ville-phare de l’état du Maharashtra : Kala Ghoda, poèmes de Bombay, désormais peuvent s’écrire.
Un documentaire sur le poète hindi Arun Kolatkar. Produced by Sahitya Academy.
Présentation de l’auteur
Arun Kolatkar est un des plus grands écrivains indiens.
En 1949, il obtient son diplôme à la Rajaram High School à Kolhapur où le marathi était la langue d’enseignement. Ensuite, il apprendra l’anglais et fera des études d’art à Bombay.
Il a été un graphiste reconnu, et a remporté à six reprises le prestigieux prix CAG (Communication Arts Guild). Il est surtout devenu l’un des principaux poètes de langue anglaise du pays. Il est à la fois un poète de Bombay (ville dont son œuvre est indissociable) et un poète du monde, avec lequel sa poésie ne cesse de dialoguer.
Il est décédé en 2004, d’un cancer de l’estomac.
Florence Saint-Roch
Née en 1965 à Saint-Omer (62) — pas de mer, mais beaucoup d’eau — où elle vit et travaille. A publié Le Sens du vent (Tarabuste, 2015), Embarque (Les Venterniers, 2017), Parcelle 101 (P.i.sage intérieur, 2018), Éclipses (Vincent Rougier, 2018). Contribue à la revue “Décharge” et à “Terre à ciel”.
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Le litteraire.com
Jean-Paul Gavard-Perray
| 5 novembre 2021
Maelstrom d’émotions
Réceptif au religieux comme à sa commercialisation, Arun Kolaktar nous emporte dans un grand lieu de pèlerinage d’Inde : Jejuri qui donne le titre au livre.
Celui-ci retrace un voyage “spirituel” à travers des poèmes drôles, désopilants parfois, souvent tristes mais toujours d’une liberté profonde.
Il y a là entre vérité spirituelle et mensonges sacrés le grand ouvert et le clos, le jeu des pluriels, là où au sein du réel la fable évide sa propre affabulation comme celle qu’on colle aussi aux rapports que les humains entretiennent entre eux ou avec leurs dieux.
Kolaktar réinvente un lieu qui n’est ni le propre, ni le figuré. Il devient celui d’une fixation de ce qui n’est jamais fixe.
D’où le champ actif d’une imprévisible expérience. Nous ne sommes plus autour ni dessus mais dedans.
Chaque poème représente un chant et une chambre de voyance. Surgissent des architectures improbables, des sillons complexes, de subtils volumes là où des rats déroulent leur queue sur “l’épaule d’une dieu guerrier” jusqu’à faire onduler “le muscle divin”.
Arun Kolatkar décrit aussi les rues bondées, les sanctuaires, l’histoire des sages et des dieux. Mais il s’attache surtout à retrouver une véritable trace du divin dans un monde chaotique. Ce qui est un exploit de chaque minute.
Tout s’y mélange dans un maelstrom d’émotions induites apparemment au moyen de simples descriptions et narrations de diverses anecdotes.
Par exemple cette évocation d’une gare : “l’employé aux réservations croit au principe / du prochain train / quand la conversation en vient aux horaires/ il prend sa langue / la guide par-dessus le guichet / et vous dirige vers une intelligence / supérieure”…
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Recours au Poème
Bernard Turle
| 21 décembre 2020
Arun Kolatkar est l’un des poètes d’un âge d’or (encore trop méconnu en France), le flamboiement artistique de Bombay entre 1960 et 1990.
Pour s’imprégner du contexte de cette sous-culture cosmopolite, on commencera par lire Mélanine, de Jeet Thayil (Buchet-Chastel, 2020). Thayil y évoque le milieu artistique sur lequel trôna le poète Nissim Ezekiel, au sein duquel Arvind Mehrotra, Adil Jussawalla, Gieve Patel et Kolatkar formèrent un groupe, auquel s’adjoignit, un peu plus tard, Namdeo Dhasal (alors qu’à sa frange se tint une seule femme, Eunice de Souza.)
Quoique issu du monde de la publicité, l’ascétique Kolatkar resta toujours très discret, publia peu, en marathi puis en anglais, et ne quitta pour ainsi dire jamais Bombay. Il y officia longtemps à la même table d’un café du quartier bohème de Kala Ghoda.
Il fit toutefois une excursion à Jejuri, bourgade banale et néanmoins haut-lieu dédié à la divinité Khandoba, qui compte de nombreux fidèles surtout dans le Maharashtra, d’autant plus nombreux chez les humbles dans la mesure où il agrège toutes les castes et toutes les communautés, y compris les musulmans.
Une particularité pittoresque du culte est le jet de poudre de curcuma (hélas remplacé, désormais, par un pigment synthétique), just a pinch of yellow, “juste une touche de jaune” qui, un peu partout dans la région, les jours de fête dédiés à Khandoba, recouvre effigies et fidèles, comme elle le fait toute l’année au temple de Jejuri.
Le poème The Butterfly (Le Papillon) s’y rapporte :
Jejuri fit date dans l’histoire de la poésie indienne en anglais, d’où l’importance de sa publication en France aujourd’hui, même si – et peut-être surtout parce qu’il s’inscrit en contrepoint de la dérive hindouiste intégriste de l’Inde actuelle. Le profane et le sacré y sont équivalents et si le livre était publié aujourd’hui, les partisans de l’Hindutva prendraient les armes et tordraient le cou au poète. Chez Kolatkar, la campagne de Jejuri, ses collines sont wretched – un terme frère du waste dans le Waste Land de T.S. Eliot.
En un succinct remake des Contes de Canterbury, le recueil s’attache avant tout à décrire le parcours d’un malicieux pèlerin par le biais de détails significatifs, témoins d’une réalité prosaïque qui met à mal le sacré : c’est, enclos dans une journée, un bref parcours initiatique au cours duquel sont confrontés à demi-mot l’antique croyance et la conscience moderne. Le papillon du poème, à la fois insecte et gerbe éphémère de curcuma, “s’articule en son centre”, split = fendu, “coupé en deux”, mais split aussi comme dans split second, un quart de seconde.
Le papillon (le présent, le futur passé de demain) est si fugace que, dans it opens before it closes / and closes before it o le poète n’a pas le temps d’écrire le second open – simplement o – que, oh, il n’est plus.
On pourrait aisément voir là un commentaire sur le contraste entre la joyeuse effervescence du moment où l’humble fidèle visite le temple recouvert comme lui d’une fine poudre dorée, et les heures de voyage inconfortables qu’il doit affronter pour s’y rendre et en revenir – ou, plus globalement, la brève élévation de sa visite au temple et la longue marche forcée qu’est sa vie quotidienne.
Ailleurs, une vieille Porte médiévale de guinguois devient un symbole de l’état de la religion à l’époque de Kolatkar (1976 – qu’écrirait-il aujourd’hui, dans la nouvelle Inde théocratique ?).
La référence à la Croix situe la poésie de Kolaktar dans le mouvement urbain, internationaliste et oecuménique de son temps – à savoir loin de l’hindouisme religion d’État. Elle serait réprimée aujourd’hui, d’autant que la porte (médiévale comme la religion) est affublée d’un short qui sèche, image ô combien ironique, surgie dans les deux dernières strophes, qui semblent lui accorder un rôle subalterne :
Autant ou plus que la quête de l’éternel, c’est la rencontre du transitoire qui prévaut, comme le short prosaïque ; nombre de poèmes, Le bus, Le seuil de la porte, Collines, Entre Jejuri et la gare… sont consacrés aux étapes intermédiaires de l’excursion.
Dans Entre Jejuri et la gare voisinent le sacré et la plus que profane : sacrilège suprême, dont le fils du prêtre “préfère ne pas parler” : its sixty three priests inside their sixty three houses/ huddled at the foot of the hill/(…/…)/ you pass the sixtyfourth house of the temple dancer/who owes her prosperity to another skill./ Après avoir passé les maisons des prêtres, “leurs soixante-trois maisons/ blotties au pied de la colline/ (…/…) Tu passes devant la soixante-quatrième maison, celle de la danseuse du temple, qui doit sa prospérité à une autre compétence”.
Avec ses six parties, le dernier poème du recueil, La gare, enfonce définitivement le clou :
Et c’est cet ironique zéro qui semble résumer le pélerinage de Kolatkar, si ce n’est que
Le recueil est inclus dans le cycle d’une seule journée, du lever au coucher du soleil, qui marque le passage du temps en apparaissant régulièrement au fil des vers, rythmant la vie, la vie simple mais pleine et variée. De sorte que, en fin de compte, le zéro rejoint l’infini.
Présentation de l’auteur
Arun Kolatkar est un des plus grands écrivains indiens.
il est l’un des poètes d’un âge d’or (encore trop méconnu en France), le flamboiement artistique de Bombay entre 1960 et 1990. Pour s’imprégner du contexte de cette […]
En 1949, il obtient son diplôme à la Rajaram High School à Kolhapur où le marathi était la langue d’enseignement. Ensuite, il apprendra l’anglais et fera des études d’art à Bombay.
Il a été un graphiste reconnu, et a remporté à six reprises le prestigieux prix CAG (Communication Arts Guild). Il est surtout devenu l’un des principaux poètes de langue anglaise du pays. Il est à la fois un poète de Bombay (ville dont son œuvre est indissociable) et un poète du monde, avec lequel sa poésie ne cesse de dialoguer.
Il est décédé en 2004, d’un cancer de l’estomac.
Bernard Turle
Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, traducteur boulimique, Bernard Turle, Prix Baudelaire, Prix Coindreau, traduit des auteurs anglophones des cinq continents, entre autres Peter Ackroyd, Martin Amis (Prix du Meilleur Livre étranger 2015 avec La Zone d’intérêt), André Brink, Alan Hollinghurst (Prix du Meilleur Livre étranger 2013 avec L’Enfant de l’étranger), T.C. Boyle et des romanciers indiens tels que Jeet Thayil, Manu Joseph, Sudhir Kakar ou Rana Dasgupta (Prix Guimet du Meilleur Livre asiatique 2017 avec Delhi Capitale). Directeur de festival (1997-2011), il a monté des œuvres comme The Beggar’s Operade John Gay dans sa propre adaptation et travaillé avec des musiciens britanniques et indiens. Pour le vingtième anniversaire du festival défunt, il a organisé une rencontre internationale de poésie en 2017. Avec, entre autres, sa complice de scène, la compositrice Véronique Souberbielle, il s’est fait librettiste et parolier (ils ont produit ensemble le cd Veronika Vox, 2016). De sa longue pratique de la traduction est sorti un fascicule bilingue sur l’intimité du traducteur, Diplomat, Actor, Translator, Spy (traduit par Dan Gunn, Cahier Series, Sylph Editions/Université Américaine de Paris, 2013). D’autres livres publiés sous son nom (Une heure avant l’attentat, Autopsie d’une inquiétude) lui ont donné l’occasion de réunir ses existences parallèles en écrivant, entre autres, sur l’Inde et sa Provence natale.
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C’est un événement que la traduction en français par Roselyne Sibille, dans une belle édition bilingue (1), du court recueil d’Arun Kolatkar, Jejuri, sorti en anglais en 1976 et récompensé par le prestigieux Commonwealth Poetry Prize en 1977. Jejuri est une petite ville de l’Etat du Maharastra, dans l’ouest de l’Inde, à deux cents kilomètres de Bombay et à cent cinquante kilomètres de Pune environ, où est vénéré le dieu Khandoba, considéré comme l’une des manifestations locales de Shiva.
Qu’on ne s’attende pas dans ces trente-et-un brefs textes à la rare ponctuation à trouver une Inde conforme aux clichés usuels. Ce ne sont ni des slums misérables, ni des émeutes interreligieuses, ni des yogis impavides méditant sur les ghâts d’un fleuve sacré qui captivent Kolatkar mais, précisément, ce qui ne retiendrait sans doute pas l’attention d’un littérateur trop prévenu ou d’un voyageur en mal d’exotisme.
Kolatkar s’est rendu à Jejuri en 1964 avec son frère et un ami, en bus, avant d’en repartir en train : un rayon de soleil sur la tempe du chauffeur ou d’un prêtre ; l’oreille noire d’un chien ; une canalisation ; un short qui sèche sur une porte ouverte ; l’entrée d’une étable prise un instant pour celle d’un temple ; la main tenace d’une mendiante ; un papillon ou un rat ; un placard « plein / de dieux d’or en rangées ordonnées » ; un tas de pierres ; un autre chien ou un éventaire de thé dans la gare – voilà ce qui nourrit, pour notre étonnement d’abord puis notre enchantement, sa distillation poétique.
Kolatkar (1932–2004) n’est plus un inconnu depuis longtemps en Inde même s’il est resté un auteur un peu underground et il est heureux qu’après Kala Ghoda (Poésie/Gallimard, 2004), les lecteurs français aient accès à son œuvre, relativement brève mais d’une densité et d’une force extrêmes. J’ignore quelles furent ses idées religieuses, son rapport au « divin », s’il parcourait en sceptique définitif un lieu de pèlerinage comme Jejuri, où la dévotion, comme le souligne ici et là le recueil, n’est jamais éloignée de la cupidité, ou s’il était touché, ainsi que j’ai pu l’être à Bhubaneswar ou à Bénarès, au milieu des foules ferventes, par ce qu’il voyait. On devine en tout cas dans « Une entaille » ou « Makarand » une distance ironique : « qu’est-ce qu’un dieu / et qu’est-ce qu’un caillou / la ligne de séparation / si elle existe / est très mince / à jejuri / et tout autre caillou / est dieu ou son cousin » ; et : « Enlever ma chemise / et entrer là-dedans pour faire une puja ? / Non merci. / (…) Je resterai dans la cour / où personne ne sera dérangé / si je fume ».
Arun Kolatkar a fait l’essentiel de sa carrière professionnelle dans la publicité à Bombay et a également publié en marathi. Allen Ginsberg l’admira. Son écriture, on l’aura compris, si elle n’est pas à proprement parler réaliste et moins encore sociologique, si elle fuit le lyrisme, si elle n’assourdit pas par son emphase et limite ses moyens (les majuscules en début de phrase ou pour les noms propres sont souvent omises), est matérielle et volontiers lapidaire dans son expression : ce sont les choses, au sens le plus élargi du mot, dans leur opacité têtue et leur incongruité, mais aussi leur profondeur cachée, et le réel dans sa variété inépuisable et sa fugacité, qui l’intéressent – et en cela ces pages répondent peut-être à leur manière aux exigences formulées par Roger Caillois dans Les Impostures de la poésie (2) et à ses réflexions éclairantes sur la Lettre de Lord Chandos de Hofmannsthal.
Je suis ravi, pour des raisons personnelles, que la figure de Chaitanya, le grand mystique bengali de la bhakti qui est passé à Jejuri en 1510, apparaisse dans deux des textes du recueil (« arrête / dit chaitanya à une pierre / dans le langage des pierres / efface la peinture rouge de ton visage / je ne trouve pas que cette couleur t’aille bien / je veux dire qu’est-ce qui ne va pas / avec le fait d’être une pierre quelconque »). Ses pérégrinations à travers l’Inde avec son disciple-compagnon Jagannath Das [si l’on en croit Saleem Kidwai et Ruth Vanitha (3)], m’intriguent.
Patrick Abraham
(1) Editions Banyan, 2020, Introduction Annie Montaut, glossaire préparé par Andy McCord
(2) Gallimard, 1945
(3) Same-sex Love in India, Macmillan, 2000