François Bonjean Histoire de douze heures
Collection L’Ami retrouvé
Voici une oeuvre d’un caractère exceptionnel, une oeuvre née de la guerre, nourrie de sa douleur , brûlée de ses passions, portée d’un bout à l’autre par son rythme forcené ; et cette oeuvre ne présente aucun tableau de guerre, point de combats, poing de sang, point de gloire, point de souffrance physique, presque aucun événement. Cependant, j’ose dire qu’il n’est pas un des grands livres inspirés par la guerre (je n’excepte même pas les chefs-d’oeuvres de Barbusse et de Latzko où se répercute avec de plus profonds échos le cataclysme de l’âme européenne.
Tout se passe dans l’âme. Comme le dit un des personnages, « la conscience est ici le véritable champ de bataille ».
Le drame qui s’y joue est la tragédie de la pensée d’Occident…
ROMAIN ROLLAND
Un roman exceptionnel.
A 80 pages du livre, je ne le lâche plus. Quelle vigueur et quelle pénétration des êtres et des situations !
Jean-Louis Kuffer
Écrivain
- Domaine Collection L'Ami retrouvé
- ISBN 979-10-96596-00-3
- Dimensions du livre 12,5 cm × 19,0 cm
- Nombre de pages 207 pages
- Prix 16.50 €
- Date de parution 11/05/17
Dans la presse
Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, Romain Rolland se trouve en Suisse où il demeura jusqu’à la fin des hostilités. C’est là qu’il publiera, le 2 septembre 1914, dans Le Journal de Genève, sa Lettre ouverte à Gerhardt Hauptman (il y clame son indignation devant la destruction de Louvain et de ses trésors artistiques), puis, le 15 septembre, le célèbre article Au−dessus de la mêlée dont le titre paraît scandaleux alors qu’il n’est que maladroit. Romain Rolland s’est d’ailleurs reproché, par la suite, de n’avoir pas conservé le titre initialement choisi « Au−dessus de la haine » qui était beaucoup plus significatif et lui aurait, peut−être, évité bien des déboires.
Quoi qu’il en soit, en ne regagnant pas la France, Romain Rolland non seulement échappe aux passions et aux pressions de ses partisans et de ses détracteurs mais, surtout, marque bien que son « centre de pensée » est en dehors des nations, dans un Weltbürgerturn « qui embrasse les hommes libres de toutes les races et de tous les pays ».*
Solitaire, Romain Rolland n’est pourtant pas isolé : la Suisse n’est pas pour lui une tour d’ivoire ; au contraire, il affirme : (…) Isolé, je ne l’ai pas été (…) Je crois que peu d’hommes ont été depuis dix ans en commerce spirituel avec plus de personnes. Mais jamais plus que depuis le début de la guerre. Si je me suis fixé momentanément en Suisse, c’est que c’est le seul pays où je pouvais continuer de me maintenir en relations avec des esprits de toutes les nations. Ici, je puis sentir battre le pouls de cette Europe en guerre, je puis, jusqu’à un certain point, pénétrer sa vie morale, et juger ses idées, non pas en Français, en Allemand, en Anglais, mais en Européen (…)*
On peut donc légitimement supposer que c’est le désir « d’accomplir son métier d’historien* qui poussa Romain Rolland à répondre favorablement à la demande d’un inconnu qui le priait, dns une lettre du 1er novembre 1918, de lui faire « le très grand honneur de (bien vouloir) jeter les yeux sur un manuscrit »* qu’il venait de terminer en captivité.
Après avoir donné − au bas de sa supplique − les références suivantes :
« Professeur de lettres », « Fondateur−directeur du Cahier des Poètes », « sergent français, interné, Berne, ce correspondant signait « Français Joseph Bonjean ».
C’est dans cette solitude bruissante de voix que Romain Rolland prend conscience de la situation privilégiée* qu’il occupe. Il enregistre − sans − ordre les appels qu’il reçoit, les réponses qu’il donne. En notant ainsi scrupuleusement ses propos et ceux de tous ses correspondants, il donne, au lecteur de l’avenir « des révélations saisissantes sur le drame de conscience qui (se joue) en cent âmes diverses (…) Il écrit Une Histoire de l’âme européenne pendant la guerre des nations ».*
*Correspondance littéraire de François Bonjean avec Romain Rolland, p. 2
« Le cataclysme européen provoqué par la guerre de 14−18 fit de François Bonjean, aimable poète provincial, un combattant des tranchées puis un damné de l’univers concentrationnaire ; en effet, c’est dans un camp de représailles où il avait été interné 46 mois que François Bonjean composa Histoire de douze heures, roman philosophique que Romain Rolland jugea comme étant l’un des plus grands livres inspirés par la guerre car le drame que l’auteur évoquait était « la tragédie de la pensée d’Occident ».
Entre−temps, la guerre terminée, François Bonjean, fuyant les brumes et les gels de cette Europe qui s’était déshonorée par la barbarie de ce que certains considéraient comme une véritable guerre civile, s’était réfugié en Égypte où il enseigna au Caire, à l’École normale supérieure. Il découvrit un monde dont l’intense spiritualité le fascina et, grâce aux révélations de son ami, le docteur Ahmed Deif, il rassembla les documents qui lui permirent de rédiger son Histoire d’un Enfant du pays d’Égypte. C’est à Paris que fut publiée cette trilogie, Mansour (1924), El Azhar (1927), Cheik Abdou I’Égyptien (1929) et c’est là, également, que François Bonjean fit la connaissance de René Guénon avec lequel, chaque vendredi, il réunissait les personnes qui « s’intéressaient aux rapports anciens, présents ou futurs de l’Orient et de l’Occident ».
En 1929, François Bonjean se rendit au Maroc et il y passa la majeure partie des années qui lui restaient à vivre, exception faite d’un séjour à Alger où il dirigea la collection La Chamelle aux Éditions Baconnier et d’un voyage en Inde (1944−1946)* où il rendit visite à Sri Aurobindo. Auparavant, puisant dans la mémoire et dans le cœur de son épouse « maure », Lalla Touria, une berbère de culture purement orale, il avait publié ses fameuses Confidences d’une FiIIe de Ia Nuit, premier récit à mettre en scène une Marocaine décrite « du dedans ». Désormais, inlassablement, François Bonjean allait s’aventurer dans le très « mystérieux empire du différent et du semblable » et tous ses ouvrages devaient évoquer le « Continent de la Passion ».*
Jean-Pierre Luccioni
* À paraître aux Éditions Banyan
* L’Afrique
___
Lettre de Romain Rolland à François Bonjean
Vendredi 15 novembre 1918
J’ai lu l’Impasse (1). C’est tout à fait remarquable. De premier ordre (surtout comme pensée). Il règne là-dedans « une belle température d’âme », comme vous dites… Que voilà bien ce libre esprit français, qui aime à cheminer au bord de l’abîme, — sûr de n’y jamais choir —, puis, à force de s’y pencher… qui s’envole au-dessus, dans le rêve et l’ivresse lucides ! L’ironie métaphysique de la fin est de grande envergure. Et toujours, sous le voile de la raillerie ou de la brutalité intellectuelle, un coeur d’adolescent… Permettez-moi de vous demander si, dans votre captivité, vous avez rencontré réellement beaucoup de partenaires de l’étoffe de Sévrier, Mirieux, etc… (2).
Certes, la guerre aura fécondé la pensée française, si elle a eu chez d’autres que vous et votre petit cercle d’amis un effet aussi énergique de concentration fiévreuse et de libération totale. Je serais, en revanche, presque inquiet des lointains qui risquent de séparer maintenant ces oiseaux envolés de ceux qui restent en cage (3). Ne perdez pas contact avec le peuple. Ne l’abandonnez pas aux rapaces, — de quelque parti qu’ils soient —, qui l’asservissent à leurs idées ou à leurs intérêts. Vous qui êtes libres, aidez-le à se délivrer !
Merci de m’avoir fait lire cette oeuvre. Je vous aurais demandé si vous songiez à la publier en Suisse, — sans les nouveaux événements qui vous rouvrent les portes de la France.
Je vous serre cordialement les mains.
____
Extrait du » Journal des années de guerre » de Romain Rolland.
« Un sergent interné en Suisse, qui a passé quarante six mois dans les camps d’Allemagne, P.J Bonjean (1) (professeur de lettres), m’envoie de Berne un manuscrit* qu’il vient de terminer. J’en suis extrêmement frappé. Comme l’Oblomoff de Gontcharov**, l’oeuvre (un roman), en deux cents pages, est le récit d’une seule journée. ce sont les entretiens de dix- sous-officiers français, réunis dans le même logement. Dans le courant de la journée, ils apprennent que quelques-uns d’entre eux ont été désignés pour partir le lendemain pour un camp de représailles. — Voilà tous les événements. Mais les discussions ont un intérêt passionnant. La pensée de ces hommes repliés sur eux-mêmes pendant des années, est arrivé à un degré d’acuité et de liberté saisissant. Aucune convention, aucun idéal ancien ne leur en impose plus. Ils ont tous remis en question ; et sans avoir les moyens de lire les documents et les renseignements journaliers dont disposent à l’arrière ceux qui ont le désir de chercher la vérité, ils jugent avec moins d’illusions encore la tragédie, dont ils ont été, bon gré mal gré, les acteurs. »
Cahiers XXVI (page 1650)
(*) Ce manuscrit avait d’ailleurs été confisqué par les Allemands mais comme François Bonjean l’avait appris par coeur, il put le reconstituer de mémoire. Il s’agit bien sûr de : « Histoire de 12 heures ».
(*) Paru en 1859
___
Recension Revue EUROPE n° 1063-1064 / novembre-décembre 2017
Collaborateur d’Europe dès les premières années, notamment par des chroniques consacrées à Sylvain Lévi (L’Inde et le monde), René Guénon (Le Roi du monde) ou Shalom Anski (Le Dibbouk), François Bonjean (1884-1963) publie en 1921 chez Rieder, également éditeur de la revue, Histoire de douze heures, dans la collection « Prosateurs français contemporains ».
Le nombre de témoignages et de romans sur la Grande Guerre parus dans les années vingt n’est pas la seule explication du modeste succès public du livre. À la lecture du manuscrit que lui avait adressé le sergent François-Joseph Bonjean, depuis Berne où il était interné après quarante-six mois passés dans un rude camp de prisonniers en Allemagne, Romain Rolland avait été « extrêmement frappé » par la « concentration fiévreuse » qui en émanait. Or, cette qualité, si elle ne pouvait qu’aller droit au cœur du militant de la cause de l’« indépendance de l’esprit », ne correspondait pas à l’attente générale d’hommage aux combattants, auquel même Le Feu de Barbusse, sous-titré Journal d’une escouade, n’échappait pas. D’autant qu’un certain nombre d’autres traits renforçaient la trop grande singularité du livre, intituléImpasse par son auteur, titre refusé par l’éditeur.
L’intensité de la dispute de douze heures à laquelle se livrent six incarnations on ne peut plus diverses de la masculinité de l’époque dans la « carrée » du camp ; la complexité des vues de ses participants auxquels pourrait s’appliquer peu ou prou ce que l’un dit d’un autre : « âme rompue à tant de contradictions, de doute, endurcie à voir les choses humaines s’organiser selon une perspective mouvante, capricieuse, périssable » ; la concision des portraits, la rareté des descriptions enfin, confèrent au texte une densité à côté de laquelle ne pouvait que passer une France aussitôt réinvestie dans son histoire politique et nationale, ne prenant pas le temps de se pencher sur son âme.
Histoire de douze heures, toutefois, marquera certains esprits, tel celui de Jacques Robertfrance. Né en 1897, de son vrai nom Raymond François, celui-ci est entré juste après la guerre — à laquelle il a participé — aux éditions Rieder. Il y exercera diverses
fonctions, notamment celle de directeur littéraire, puis, à partir de 1927, de secrétaire de la rédaction d’Europe. Dans une chronique publiée dans le numéro de la revue daté du 15 janvier 1925 et consacrée au livre récemment publié par le fils de Maurice Barrès, Philippe, La Guerre à vingt ans, Robertfrance évoque en rapprochant leurs auteurs Histoire de douze heures de Bonjean et Avant les Olympiques de Montherlant,
« hommes encadrés dans une morale souveraine, et en cela si différents d’un Barbusse […] ». Avant de revenir sur Barrès dont il éreinte entre autres le « lyrisme de la boue », Robert France a cette phrase, qui pourrait être extraite du livre de Bonjean : « La question est de savoir si le bien créé par la guerre, même dévoré par le mal, la paix ne doit pas l’utiliser pour sa grandeur et son maintien. Et l’on voit bien qu’il faut d’abord sortir de la guerre, si l’on veut que réponse soit donnée à ces questions, qu’il faut poser la paix, et dans l’éternité. »
Après des expériences riches en échanges lors des mercredis du Dr Tony Grangier ou des vendredis à son initiative, François Bonjean poursuivra sa quête de paix dans l’éternité en entrant dans un dialogue vivant avec les Orients, en Égypte d’abord puis au Maroc où il passera le reste de sa vie, exception faite d’un voyage en Inde (1944-1946) marqué par sa rencontre avec Sri Aurobindo.
« Mon cœur volait littéralement vers les choses et les gens » se rappelle Bonjean dans une lettre écrite à la fin de sa vie, à propos de son arrivée en Égypte, en cela héritier de Sévrier, ce personnage animé de « rage de substance », qui, en dépit de l’univers concentrationnaire de la chambrée, emballe la fin de la joute constituant Histoire de douze heures. Romain Rolland a vu juste une nouvelle fois lorsqu’en réponse à l’envoi de son manuscrit, il conclut sa lettre à Bonjean par cette phrase : « Tout l’intérêt est dans la pensée, mais il est supérieur. »
Éric AUZOUX
___
« Une Histoire de douze heures se présente comme un roman d’idées, constitué par les conversations échangées entre des prisonniers français dans un camp en Allemagne. Le camp est pour eux l’ascèse que la guerre a pu être pour d’autres. La crise de conscience qui bouleverse les personnages conduit les plus lucides d’entres eux à mettre tout en doute, car ils s’aperçoivent de la mystifications énorme qui dissimulent les abstractions d’école ou de tribune. Il ne s’agit pas seulement là de la guerre et de ses justifications. C’est l’ensemble de la vie et des croyances ou des illusions, sur lesquelles elle s’appuie qui vise cette crise de lucidité. »
Éliane TONNET LACROIX
Après-guerre et sensibilités littéraires, 1919-1924
Sur le net
En quête dʼune Europe plus humaine
par Jean-Louis Kuffer
12 juillet 2017
À l’ami retrouvé
Chroniques de La Desirade (27) À propos des rencontres possiblement miraculeuses sur la Toile. Découverte d’un roman exceptionnel datant de 1921 et réédité ce matin. Des grands méconnus qui nous aident à nous connaître, etc.
En mémoire de Vladimir Dimitrijevic, grand découvreur, mort sur la route le 28 juin 2011.
Prodige de la mémoire humaine : réécrire, contre lʼoubli, cette magnifique Histoire de douze heures ques Romain Rolland, autre défenseur de lʼutopie européenne, considérait comme lʼun des plus importants ouvrages inspirés par la guerre sans quʼune page nʼy soit consacrée à aucun fait dʼarmes.
Ce qu’il y a d’incessamment revigorant, quand on est tenté de croire qu’il n’y a plus rien ni personne pour nous surprendre, c’est d’être démenti une fois de plus par la preuve de l’Être surgie des décombres du paraître.
Ce matin, ainsi, je reprends la lecture du livre d’un auteur méconnu que m’a envoyé un éditeur au prénom biblique de David et au nom avenant d’Aimé, qui m’a fait ce cadeau après avoir, me dit-il, apprécié ma façon de parler des livres…
Le roman, dont j’ai déjà lu 121 des 207 pages, s’intitule Histoire des douze heures, son auteur se nomme François Bonjean, né en 1884 à Paris et mort à Rabat en 1964. Le livre parut initialement en 1921 aux éditions Rieder et relate essentiellement les discussions plus ou moins fraternelles ou furieuses d’une brochette de prisonniers français claquemurés dans le cabanon d’un camp de concentration allemand, dans les dernières années d’une guerre qui n’en finit pas, donc vers 1916 et 1917 – ça va bien faire un siècle mais ces conversations, opposant de magnifiques types humains à la pensée lestée de toutes les terribles expériences vécues au front et à la verve néanmoins flamboyante, me parlent comme si elles étaient, précisément, de ce matin.
Cette Histoire de douze heures, préfacée par Romain Rolland, dont le génie européen à honoré notre région (Villeneuve, que je n’aperçois juste pas de ma fenêtre, est à trois coups d’aile de pic noir depuis la Désirade), paraît à l’enseigne de L’ami retrouvé, collection destinée à “redonner vie à de grands écrivains et penseurs du XXe siècle injustement méconnus où oubliés”.
Cela tombe bien, car il y a bien cinquante ans que je me sens naturellement attiré, non du tout par snobisme ou goût esthète de la rareté, par ces oiseaux rares, ou perchés à l’écart, inaperçus de la meute ou tenus pour rien par les battants de la publicité littéraire, que furent un Luc Dietrich ou un Benjamin Fondane, un Charles-Albert Cingria ou un Robert Walser (tous deux oubliés ou méconnus à la fin des années 60), un Raymond Guérin ou un Henri Calet, une Simone Weil ou une Monique Saint-Hélier, un Henri Pollès ou un Vassily Rozanov – tous deux redécouverts par mon ami Dimitri, comme Cingria et Walser – , un Emmanuel Bove ou un Jean Malaquais, entre autres.
Cependant le cas de François Bonjean se distingue aujourd’hui, me semble-t-il, de tous ces noms d’oiseaux non alignés de la volière des lettres, par la vigueur intacte de ses vues sur la guerre, le génie européen oscillant entre lumières et force (auto) destructrice, les particularités des peuples contigus, l’embourgeoisement des arts et le début du snobisme des prétendues élites, la tentation de s’écraser mutuellement quitte à préparer de nouvelles vengeances (comme si l’auteur avait prévu le Traité de Versailles…), le conflit croissant entre hommes de pensée et d’action, etc.
Voyage au bout de la nuit date de 1932, et certes François Bonjean n’a pas le génie visionnaire ni la puissance verbale fondatrice de Céline, mais ce qu’il nous dit, à nous autres qui ne désespérons pas d’une Europe des cultures seule digne de renaître du chaos de tous les simulacres d’union, est probablement de meilleur conseil personnel, en tout cas c’est ce que je me dis en retrouvant cet ami ce matin, reprenant illico la lecture de son Histoire des douze heures dont j’aurai encore beaucoup, beaucoup à dire et à écrire…
Médiapart
29 juin 2017
___
Chronique Bon pour la tête
LA CHRONIQUE DE JLK
En quête dʼune Europe plus humaine
12 juillet 2017
Il y a quarante ans de ça, jeune journaliste collaborant à lʼhebdomadaire Construire, jʼinterrogeai Denis de Rougemont à propos du terrorisme de ces années de plomb. Je me souviens que certains des lecteurs de mon entretien avec le grand Européen avaient été choqués par ses propos manifestant lʼeffort de comprendre lʼaction des desperados de la Rote Armee allemande et des Brigades rouges italiennes.
Pour ma part, ce que jʼai surtout retenu de cette rencontre, cʼest la véhémence avec laquelle Denis de Rougemont me dit que lʼEurope de ses vœux nʼétait pas celle des Etats-nations regroupés en fédération de nantis, mais lʼEurope des cultures. De quoi faire ricaner les gens sérieux, non mais ! Et quelques années plus tard, le même Rougemont, dansLʼavenir est notre affaire, aggravait son cas en plaçant lʼécologie au cœur de sa réflexion. Nouveau tollé des gens raisonnables !
Or cʼest à Denis de Rougemont, quʼun Malraux considérait comme lʼun des penseurs les plus clairvoyants de lʼépoque, que jʼai pensé en découvrant ces jours un roman réédité après des années dʼoubli total, écrit en 1917 par un prisonnier français dans le camp de représailles de Grafenwöhr, en Bavière, confisqué par les Allemands et réécrit de mémoire en 1918.
Prodige de la mémoire humaine : réécrire, contre lʼoubli, cette magnifique Histoire de douze heures ques Romain Rolland, autre défenseur de lʼutopie européenne, considérait comme lʼun des plus importants ouvrages inspirés par la guerre sans quʼune page nʼy soit consacrée à aucun fait dʼarmes.
En relevant le détail significatif que constitue le dernier mot du roman – le mot Beauté -, Romain Rolland conclut son avant-propos de 1921 en ces termes: « La guerre pour la Liberté, qui a ajouté aux vieilles servitudes tant dʼasservissements nouveaux, a du moins, en ceci, tenu ce quʼelle avait promis : quʼelle a (bien malgré elle) fait durement acheter à quelques fortes âmes la libération totale. Elle a forgé des hommes au regard intrépide, sur qui ne pèse plus aucun des mensonges du passé. »
Intermède polonais
Avant de présenter les « hommes au regard intrépide » du roman de François Bonjean, le rappel dʼun autre témoignage « contre lʼoubli » me semble opportun, évoquant à merveille ce que Denis de Rougemont entendait par lʼEurope des cultures. Cet autre livre sʼintitule Proust contre la déchéance et rassemble les exposés que le peintre polonais Joseph Czapski fit de mémoire, des années après avoir lu À la Recherche du temps perdu, à ses compagnons de captivité du camp soviétique de Grazowietz dont la plupart furent massacrés à Katyn. Ainsi, pour ne pas céder au désespoir ou à lʼavachissement, les prisonniers polonais des camps soviétiques de Starobielsk et de Grazowietz entretenaient-ils leur moral avec des conférences improvisées de toute sorte, sur des thèmes scientifiques ou artistiques, historiques ou littéraires.
Le souvenir de Joseph Czapski mʼest revenu en lisant Histoire de douze heures, dont les personnages, dans le froid et la promiscuité souvent mesquine, parlent de ce qui les empêche de déchoir, et je me suis rappelé cette réponse que le peintre exilé à Paris me fit quand, un jour, dans son atelier de Maisons-Lafitte, je mʼétonnai du fait que nulle aigreur ni désespoir ne plombaient un autre de ses livres intitulé Terre inhumaine – premier témoignage dʼune enquête quʼil mena en Union soviétique après la disparition de milliers dʼofficiers et dʼétudiants polonais, et premier document sur le goulag – , à savoir quʼil avait été moins malheureux dans les camps de concentration, où se révélait la fraternité des hommes partageant les pires conditions de vie, quʼà ses vingt ans où le poignait son premier chagrin dʼamour…
Frères humains au cabanon
Grand débat sur la guerre et les sacrifices quʼelle impose au nom de causes apparemment très nobles, et non moins équivoques ou mensongères en réalité, Histoire de douze heures nʼa rien dʼabstrait ou de verbeux pour autant.
Dès la première page sʼy impose, dans un cabanon mal chauffé par un poêle à bois où sʼentassent une dizaine de prisonniers, la présence intense de quelques personnages fortement trempés par lʼexpérience du front, amis parfois mais souvent opposés voire adversaires réglant leurs litiges à coups de poings.
Le premier à paraître est le peintre Mirieux, venu dʼune baraque voisine arrangée en atelier, quʼil partage avec le sculpteur Rulle. Soit dit en passant, la trace du modèle de celui-ci peut se retrouver sur Internet sous le nom de Frédéric Stoll, et les images dʼarchives du camp de Grafenwöhr complètent le témoignage du roman de façon saisissante.
Or Mirieux, artiste de ce début de siècle quʼon pourrait dire aussi proche de lʼEltsir de Proust que du Polonais Czapski débarquant à Paris dans le Montparnasse de Picasso et compagnie, a trouvé un frère de sensibilité en Sévrier, protagoniste génial du roman, mélange de sage réaliste faussement cynique et de poète de lʼamour courtois délicat à lʼextrême – probablement le plus proche porte-parole de François Bonjean lui-même.
Autour de ces deux nobles figures dʼune sorte de chevalerie douce gravitent plusieurs personnages représentatifs dʼune France toujours actuelle: tel le militaire de carrière Daignières, surnommé le Tigre, ancien du Tonkin se réclamant de la loi de la jungle pour défendre lʼhonneur de la France contre lʼ « ignoble peuple », et se lançant dans une diatribe dʼune folle verve contre les « traîtres » raisonneurs ou pacifistes, alors que lʼAlsacien Kolb, ingénieur refusant ce discours de haine, en appelle à une réconciliation des nations qui nʼhumilierait aucune partie ; ou voici le géant Sidi à la fidélité scellée par la camaraderie du front, le dandy sportif de Bleumont qui plaide pour les solutions pragmatiques, ou le gigolo parisien surnommé la Choute qui a lui aussi mûri au feu des combats.
Au fil des conversations très ancrées dans la vie concrète des prisonniers – même en douze heures le microcosme foisonne de détails cocasses ou touchants -, toute une humanité contrastée se profile alors où positions humaines et postures de circonstance sʼopposent sans identification politique ou idéologique explicite, même si les souverainistes style Action française et les démocrates dʼune alliance européenne à venir se distinguent bel et bien.
Ainsi que le souligne Romain Rolland, cette Histoire de douze heures baigne dans une atmosphère évoquant une sorte de rêve éveillé, à la fois hyper-réel et très poétique. Loin de la jactance binaire, le roman préfigure les grande fresques des Thibault de Martin du Gard ou des Hommes de bonne volonté de Jules Romains, dans un espace concentré dʼune extrême vivacité. Et quelle beauté !
Un génie conciliant
À un siècle de distance, nous pouvons mieux apprécier la justesse profonde des vues de Sévrier-Bonjean sur la guerre, lʼimpasse des idéologies nationalistes ou totalitaires, la vraie démocratie fondée sur la noblesse des personnes, mais aussi le sempiternel auto-dénigrement à la française, le snobisme futile en matière artistique ou littéraire, la vanité des grandes idées et le prix des plus humbles réalités de la vie – ce quʼon pourrait dire la poésie du « profond aujourdʼhui » cher à Cendrars, et ce quʼon pourrait appeler lʼamour en Occident pour citer un autre livre fondateur de Denis de Rougemont.
Dans lʼespèce dʼavertissement rageur dont il avait le secret en éternel révolté, le poète et romancier marocain Driss Chraïbi écrit à propos de François Bonjean: « On en arrive à oublier lʼessentiel, à savoir que la littérature nʼest rien dʼautre quʼun moyen de communication et de compréhension entre les hommes, et la France en est arrivée à oublier un de ses plus grands génies ».
Cʼest lʼoccasion de rappeler que lʼauteur dʼHistoire de douze heures, né à Lyon en 1884 et mort à Rabat en 1963, fut un éminent connaisseur de la culture arabo- musulmane et, à ce titre, un médiateur important des relations entre la France et lʼislam. Autre symbole de rapprochement vivifiant, qui nous rappelle aussi lʼaccointance de Romain Rolland avec la culture indienne: le fait que nous devions la réédition du roman de François Bonjean à une petite maison parisienne spécialisée en matière de littérature orientale, à lʼenseigne du Banyan.
Lʼamour sur les champs de ruines
Et nous là-dedans ? Que dire et comment après deux guerres mondiales et autant de génocides ? Au lendemain de la Shoah, le philosophe allemand Theodor Adorno concluait à lʼindécence, voire à lʼimpossibilité de toute poésie après Auschwitz, alors que celle-ci ne cesse de refleurir sur tous les charniers depuis la nuit des temps. Ainsi la mémoire des camps nazis ou du goulag survit-elle aussi par les écrits de témoins directs, tels Primo Levi ou Paul Celan, Joseph Czapski ou Alexandre Soljenitsyne, comme celle du génocide des Indiens dʼAmérique, lors de la Conquista très-chrétienne, nous a été restituée par le moine Bartolomé de las Casas, entre tant dʼautres.
Le mot Beauté conclut le poème final de lʼHistoire de douze heures, dédié par François Bonjean à ses camarades de détention, et ce mot irradie pareillement la suite de litanies constituant Après lʼUnion, nouveau recueil dʼAntonio Rodriguez, poète romand dʼorigine espagnole qui se réclame ici dʼune « poésie continentale ».
Si Rodriguez se défend de traiter un « sujet à littérature », après tant dʼautres témoins, cʼest bel et bien sur les traces dʼun Imre Kertesz que le poète se rend à travers la forêt polonaise des bouleaux embrumés, pour y célébrer des « noces en Birkenie » avec celle qui enfantera (pour ainsi dire…) lʼEurope à venir, afin que
« lʼespèce surmonte lʼespèce ».
De Dante à François Bonjean (qui cite dʼailleurs LʼEnfer en exergue) et Antonio Rodriguez, lʼon constate que les vrais poètes ne perdent rien de leur esprit dʼenfance et de leur crânerie candide: le monde crame dans les cercles infernaux, et moi, rossignol, je chante perché sur mon barbelé !
Ainsi Antonio Rodriguez, prof de lettres lausannois revenu récemment dʼun congrès de poésie à Boston (si, si !) ose-t-il écrire que « nos noces furent à Oswiecim », avant de faire observer à sa douce que « les hommes brûlent comme un charbon sensible », et de remarquer, à la suite du déporté Kertesz revenu à Auschwitz, que certaine odeur persiste en ces lieux (lʼexpression « es schmelt Schwein » resurgit aussi bien…), modulant une prose poétique très cadencée, voire incantatoire, qui rappelle quelque kaddish en autre écho à celui dʼImre Kertesz.
Sur quoi, des plages normandes dʼOmaha dont le silence retentit encore des cris de milliers de jeunes gens tombés ce matin-là au nom de notre liberté sous les balles allemandes, le poète envoie, à sa muse venant dʼenfanter, ses cartes postales de nouvel « Orphée des ruines » doutant de tout sauf de la vie qui continue, et relançant ensuite son murmure de poète dans les collines de Verdun…
Un siècle après le rêve éveillé de François Bonjean qui avait alors trente-trois ans, Antonio Rodriguez, qui en a quarante-quatre. écrit « jʼétouffe avec toi dʼamour et de rêve (…), tu es lʼEurope née de la Grèce (…), je songe à tes plages du Sud, à ton Europe rêvée qui naît de mon Europe des cendres (…), nous parcourons le continent et son union déçue, belle Union perdue, jamais obtenue, nous voici remontant la généalogie, sans étoile jaune portée, nous les témoins muets », etc.
Hier cʼétait donc à Birkenau, puis à Omaha Beach et à Verdun, et ce fut le début dʼun nouveau siècle, un enfant vint au monde et finalement cʼest un dimanche en temps de paix où « les enfants courent près du cerisier », alors le poète de conclure au « prologue dʼune autre époque ».
Reste aussi bien à dire lʼEurope désunie et le temps des nouveaux replis nationalistes, de lʼincurie atroce dʼune Europe impuissante ou cynique face à la crise migratoire – reste à dire lʼinhumanité de cette autre guerre sans armes.
Rompant avec le ronron cotonneux dʼune certaine poésie romande diaphane, spiritualisante ou précieuse, Antonio Rodriguez a détonné dès son premier recueil, En la demeure du monde, par son retour aux choses de la vie et des gens, relancé de façon plus impétueuse dans les stances de Big Bang Europa, premier élément dʼun triptyque.
Reste cependant au poète dʼAprès lʼUnion dʼaffirmer plus explicitement sa quête dʼEurope sauvée des démons, comme le Polonais Adam Zagajewski, le Libanais Adonis ou le Palestinien Mahmoud Darwich affirment, en poètes, leur quête dʼhumanité et de Beauté…